Les idées de loi nous viennent en permanence à l’esprit parce que c’est un trait permanent de l’esprit humain de chercher toujours à rapprocher les faits pour essayer de trouver le fil qui pourrait bien les relier.
On le comprend : le réel est si confus, si immense à saisir, qu’on éprouve le besoin d’y introduire des structures, d’y mettre un ordre qui ne sera, d’ailleurs, jamais définitif.
Alors, on établit des points de repère, on installe des lignes de conduite, on se constitue des champs de probabilité. Oui, c’est bien cela : la loi n’est jamais une certitude absolue et définitive. « La loi prend ce qui est calme – et c’est pourquoi la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approximative. »
Ainsi, vous avez conduit un vélo, une voiture. Si on vous met au volant d’un tracteur, d’un canot automobile, d’un cylindre, vous avez beaucoup de chances de tomber juste du premier coup. Mais la loi n’est pas toujours valable. En cas de verglas, par exemple, on tire à droite et on va à gauche. La loi n’est valable que lorsque certains éléments de réussite indispensables sont réunis. Il faut avoir constamment à l’esprit les conditions d’exercice de l’activité. Mais souvent, on les oublie. Et on est tout surpris. Ah, oui ! C’est vrai, je n’y pensais plus.
N’allons pas plus loin par crainte de trop philosopher et revenons à cette idée de loi que fait naître le rapprochement de deux faits. Voici, par exemple, ce que disait un élève de Lalanne :
– Si tu ne te rases pas la moustache, tu es mort.
– Comment cela ?
– Mais oui, le pépé de Daniel avait des grandes moustaches, et il est mort. Le pépé de Michel avait aussi des grandes moustaches, et il est mort aussi.
Pour cet enfant, le problème de la mort existait depuis longtemps. C’était bien acquis : il savait que les gens mouraient. Mais la mort du deuxième pépé qui avait des moustaches lui a permis d’avoir une idée de loi parce qu’elle est survenue peu de temps après la mort du premier.
Un élève de Mimi Thomas avait dessiné une maison moderne. Comme elle était trop petite, un autre enfant l’a agrandie avec l’aide de ses camarades en reproduisant le dessin.
Écoutez : je ne peux voir ces deux maisons sans qu’automatiquement quelque chose s’installe dans mon esprit. Sans même avoir besoin de dessiner une troisième maison à droite ou à gauche (de mettre un troisième maillon à la chaîne), une idée de loi me vient : « Si on joint tous les éléments semblables : les portes, les fenêtres, les cheminées, les lignes doivent toutes converger en un seul point. »
Et je sais maintenant que ce point c’est le centre d’homothétie.
Cette fois, le deuxième fait est si près du premier dans le temps qu’ils sont tous les deux dans le présent. Tiens, je n’avais pas pensé à cela quand je parlais des événements récents dont toutes les composantes étaient encore intactes : je n’avais pas pensé aux faits tellement récents qu’ils sont encore présents. Il s’agit alors de l’observation pure et simple qui provoque l’idée de loi sans qu’il soit question d’un acquis ancien plus ou moins enfoui dans le souvenir. Tiens, ce rapprochement de deux éléments :
1°, un fait présent rapproché d’un fait passé,
2°, un fait présent rapproché d’un fait présent me fait penser à :
3°, un fait présent rapproché d’un fait futur (probabilité, prévision, science fiction, prospective).
Et la loi qui semble cette fois se dégager, c’est l’idée de trajectoire qui nous intéresse beaucoup, nous, les fils de Freinet qui y était si sensible.
Me voici maintenant en arrêt devant le nom de Bambi :
– Bambi, ça doit être le prénom Marie-Louise que Bambi enfant aurait prononcé ainsi. Et il s’est conservé sous cette forme parce que cela amusait la famille.
Aussitôt me remonte à la mémoire le prénom de Baloulette qui devait être Madeleine.
Une idée de loi me vient alors à l’esprit : pour arriver au m les jeunes enfants doivent souvent passer par le b. Et ce b leur est une béquille suffisamment efficace pendant longtemps. Aussitôt, cela m’ouvre un secteur de recherche que je vous propose. Vérifiez et recherchez les surnoms en B qui prennent leur source dans la prononciation enfantine (on pourrait également établir la chaîne ordonnée de l’acquisition des consonnes).
Mais il me revient à l’esprit une information de Rosine que j’avais accueillie avec assez d’indifférence :
– En grec, le n se transforme en m devant le b parce que m et b sont des labiales.
Et voici qu’un fait supplémentaire vient se mettre dans l’alignement. En breton, il y a quelque chose de semblable. Mais la mutation consonantique porte sur le v (qui est voisin du b : l’espagnol le prouve). On a Marie da Vari.
Mais alors, la conservation du m devant m, b, p ? Je n’en sais pas l’origine. Mais il me faudra bien un jour la trouver puisque cette anomalie existe. C’est comme les montagnes : elles existent, donc il faut les gravir. Le m devant p, b, ça doit être du même type.
Cela doit se situer dans le prolongement des autres faits.
Bon, la question est simplement posée. Je n’ai pas encore suffisamment faim de la réponse pour me mettre immédiatement à sa recherche. Mais je me sens heureux de me promener avec tous ces nouveaux problèmes. Quel bonheur de marcher ainsi, bardé, lardé de questions. Alors, comme le monde est riche ! Comme il nous envoie des messages ! Ou plutôt non : comme l’on perçoit ses messages !
Non seulement chaque point de la rétine peut se trouver atteint mais aussi, pourrait-on dire, chacun des corpuscules de Krause, de Meissner, de Pacini. Et ils y prennent tant de plaisir qu’ils s’associent en hameaux, en villages, en villes, en provinces. Et chaque réponse reçue provoque une grande joie, une grande effervescence dans le Landerneau des tactiles corpuscules.
D’avancer ainsi avec tout autour de soi cette charge, cette polarisation de questions à neutraliser, c’est ça qui donne envie de marcher, de regarder, de voir, de sentir, de respirer, de s’apercevoir, de savoir.
Mais soudain je pense que le rapprochement de deux faits donne non seulement l’idée de l’existence d’un problème mais aussi le début de l’idée de loi qui le résoudra.
Et peut-être bien même que, dans certains cas, le problème n’apparaît que lorsqu’on a déjà l’idée de loi ; que ça ne devient vraiment intéressant qu’à partir de ce moment parce que le plaisir serait plus de trouver que de chercher.
« Je ne cherche pas, je trouve. » Picasso
Il semble donc que l’acquis que l’on a amassé dans un pêle-mêle indescriptible se polarise soudain et tende vers une direction quand on a franchi une première fois la distance entre deux faits. D’un fait à l’autre, on fait un pas et on en attend aussitôt toute une suite d’autres. Il n’y a que le premier pas qui coûte.
J’éprouve, à ce point précis, le besoin de vous donner de nouveaux exemples personnels. Je le fais sans aucune gêne. Je ne veux pas vous enseigner, vous convaincre. Non je veux simplement vous dire ce qui m’est arrivé pour que vous éprouviez le besoin de regarder ce qui vous arrive. Je n’ai pas besoin de vous dire : Insensé qui ne sait pas que je suis toi. Mais j’ai besoin que vous me disiez si vous êtes d’accord avec moi.
Depuis que je réfléchis à tout cela, je reçois de partout des messages. Et comme, en outre, je suis tourné vers l’expression populaire de l’expérience populaire, toute conversation me devient un enseignement.
Ce qui m’ébahit le plus, c’est que mon petit système soit vrai. Il me plaisait déjà assez en tant que système. Mais qu’il corresponde, en outre, à la réalité, c’est un confort, un luxe supplémentaire, presque inattendu.
Mais, pourtant, j’ai beau faire, ça m’a tout l’air d’être vrai. Tenez, je demande à Rosine :
– Est-ce qu’il ne t’arrive pas d’avoir des illuminations, de faire des découvertes ?
– Écoute, viens voir.
Elle remplit une cuvette d’eau et y verse une goutte de colle scotch. Aussitôt, cette goutte se met à s’agiter frénétiquement comme si elle voulait se soustraire à une piqûre, à une brûlure.
Rosine m’avoue en souriant :
– Tu sais, j’en ai une très grande expérience de cette colle qui devient folle !
Mais moi, ce qui me frappe, c’est la précision avec laquelle je revois cette expérience d’il y a 40 ans : ce cygne de Francis Monnet qui évoluait sur l’eau quand on mettait une pastille de camphre dans un rond, à l’arrière. Tiens, c’est vrai, Francis Monnet, j’en avais même oublié le nom. Et il réapparaît dans une odeur de camphre. Je revois tout avec un luxe inouï de détails. Il me semble même entendre le son des voix. Et pourtant peut-être que je n’y avais pas pensé une seule fois depuis.
Mais ce que je trouve aujourd’hui, c’est la question que je me pose :
– Savoir en quoi le camphre et la colle scotch peuvent se ressembler pour réagir ainsi pareillement à une même situation ?
Je me réponds provisoirement :
– Ça doit être une avidité tumultueuse d’eau.
Contentons-nous provisoirement de cette explication, un peu « vertu dormitive de l’opium ».
Mais je pourrais donner d’autres exemples :
– Pendant une année, André, enfant retardé, a écrit la même phrase. L’année suivante, un autre retardé, Joël, a écrit lui aussi une phrase unique. Alors l’idée de la construction d’une phrase de base s’est constituée en moi. Et lorsque j’ai vu ça aussi, chez Rémi, j’ai trouvé une confirmation de l’existence de la phase de la phrase-référence. Un troisième fait s’était mis dans le prolongement des deux autres. Et la loi s’est d’autant plus renforcée que d’autres faits sont venus, non pas l’infirmer (la rendre infirme), mais la confirmer.
– L’an dernier, Francis écrivait une série de textes bizarres parmi lesquels est soudain apparu un texte à la première personne :
– J’ai de la misère. Ohé je suis délivré de ma misère.
Je n’ai pas pu ou pas su m’arrêter à ce texte.
Trois semaines après, environ, réapparaît à nouveau un texte à la première personne :
– Moi j’avais fait de la misère à mon père et à ma mère. Je suis triste parfois et parfois je suis gai.
J’en induis une loi. Je perçois un problème. Francis vit un drame. Il a quelque chose qui le gêne et dont il voudrait être délivré. Et en effet, c’est vrai. Les deux feux rouges qui avaient ainsi attiré mon regard, signifiaient : « tempête », au sémaphore de Francis. D’ailleurs, si j’ai bien réagi, c’est parce que j’avais déjà tiré des lois de mon expérience antérieure. Je savais que lorsqu’un thème revient en leitmotiv, cela signifie qu’il y a une perturbation bien précise. Cela me semble important pour notre métier parce qu’il suffit d’être un peu attentif pour discerner le problème essentiel de chacun.
Sondons aussi les mots d’enfants : ils sont parfois très révélateurs.
Nanane, trois ans, vient nous rendre visite. Elle s’esclaffe :
– Oh ! Les waters ont une fenêtre !
Chez sa mère, les waters n’ont pas de fenêtre. Chez sa grand-mère, les waters n’ont pas de fenêtre. Conclusion ?
La maîtresse présente la récitation : À l’enterrement d’une feuille morte de Jacques Prévert. Elle dit :
- C’est un monsieur qui s’appelle Jacques Prévert qui a inventé la récitation.
Elle présente pareillement L’automne, de René-Guy Cadou.
Elle oublie de le faire pour Dame Souris, de Paul Verlaine.
Mais tous les enfants ont établi la loi : l’auteur c’est Paul Verlaine. Tous les enfants, sauf Joël :
– Qui a fait la récitation ?
– C’est Madame.
– Mais alors qui est Paul Verlaine ?
– C’est la souris.
Étendons notre découverte. Je crois qu’il faudrait également prêter une grande attention au fait que la culture ne s’accroche en nous qu’à la faveur de certains événements.
J’ai tout un lot d’exemples à vous fournir pour vous mettre en appétit de vos exemples personnels :
– La peinture m’était totalement fermée. J’aurais pu absorber cette absence en disant : « Ceux qui aiment la peinture ne peuvent être que des snobs : il n’y a rien à voir, ni à trouver là-dedans. »
Et voilà qu’une parente me prête le livre d’André Lhote qui parle du nombre d’or. Vous me direz :
– Tu es vraiment entré par la porte étroite.
– Peut-être, mais c’est par cette petite porte mathématique que j’ai commencé à faire mes premiers pas dans ce monde de la peinture.
Vous pouvez sourire, mais personne d’autre ne m’avait montré d’autres chemins.
– J’étais pareillement fermé à la poésie. Mais un jour que l’on avait guidé mes pas au Louvre, en remontant les Italiens jusqu’à la Joconde, j’avais soudain étouffé devant l’immensité de ce que je pressentais. Et il m’avait fallu écrire un poème pour retrouver l’équilibre. Parfaitement, ça m’est arrivé, à moi, une telle aventure : il m’a fallu écrire un poème ! Qui l’eût cru ?
– Beethoven m’était refusé, surtout parce que je le refusais : « Qu’y a-t-il là-dedans ? Rien. C’est un truc pour gens bien. » Et puis, un soir que j’étais très fatigué, que mes résistances étaient brisées par une marche de 15 km, une excellente émission sur la Pastorale m’ouvrit toutes grandes les portes du royaume beethovénien.
– J’étais insensible au chant gitan. Ce fut un film poignant, dramatique qui me le révéla.
– J’étais indifférent à Ravel. Mais un jour j’entendis un passage de L’enfant et les sortilèges, où il y a des imitations de chats. Or, les imitations de chats, j’en ai une longue expérience familiale. Et c’est comme ça, par la grâce des chats, que je suis devenu sensible à la couleur orchestrale de Ravel. Il est maintenant de ma famille. Par les chats !
Oui, mais là, c’est clair : il y a deux faits qui ont créé un début de ligne, qui ont mis un ordre dans l’indescriptible confusion de mes enregistrements sonores intérieurs. Mais pour Beethoven et les Italiens, je n’avais que mon incompréhension, ma tenue en quarantaine. Alors, où sont les deux faits ?
Tiens, curieusement, je comprends maintenant que c’est la transposition de l’orage dans la musique qui a ouvert la ligne.
Oui, mais les Italiens ? À quelle expérience ancienne de peinture, cela se raccrochait-il ? À aucune, car, dans ce domaine, c’était – et c’est encore – le désert total. Cependant, le catalogue m’introduisit à la perception de l’organisation de l’espace, à la composition qui confinait à la géométrie dont je savais quelques petites choses.
Et je crois bien que c’est cela qui provoqua mon exaltation ; de découvrir que même avec les mondes qui m’apparaissaient les plus rebutants, les plus fermés, les plus hostiles, je pouvais entrer en relation ; je pouvais trouver un point de contact sur la galène de l’art, dans le prolongement de mon acquis.
Et, sur ma lancée, c’est peut-être pour cela que j’ai fait aussitôt un poème. Je me suis peut-être dit inconsciemment : « Mais alors, tout m’est offert. Et même la poésie qui m’était taboue. » Cependant, à la vérité, je crois qu’en cette occurrence, seuls les mots pouvaient me soulager.
Donc, un point, c’est rien ; deux points, c’est tout. Que ce soit guide, camarade, fille, conférence, explication, événement, nous avons besoin d’un introducteur. À ce propos, je voudrais dire un mot au sujet des BT Sonores. Je présentais un jour celle de La Réunion à un camarade professeur de géographie. Il critiquait :
– Il aurait fallu donner la carte de l’île, la superficie, le nombre d’habitants, etc.
– Mais ça se trouve dans tous les bouquins.
Toi, tu ne vois que l’information en elle-même. Et une information qui soit la plus complète possible. Mais ne vois-tu pas que ce qui est essentiel, c’est l’accrochage de cette information à l’être ? Il se fait par les chants, par les voix surprenantes, l’insolite des images. Le passage de cette BT Sonore dans la classe, c’est un événement qui retentit profondément en nous parce qu’il se raccroche à beaucoup de nos domaines. À partir de cet instant, c’est fini : La Réunion fait partie de la famille. Dodo tititi maman. Et tout ce qui la concernera dans l’avenir sera aussitôt saisi. Et on éprouvera le besoin de fouiller dans les livres pour la connaître davantage, notre nouvelle parente.
Les meilleurs introducteurs, ce sont ceux que nous aimons : notre femme, nos enfants, nos camarades, nos amis, l’héroïne de ce film, dont la voix avait l’inflexion d’une voix chère éloignée, cet enfant au visage touchant, ce commentateur de la télévision, c’est-à-dire ceux auxquels nous sommes reliés par le plus de fils. Et qui parce qu’on les aime, nous donnent envie de voir ce qu’ils voient, d’entendre ce qu’ils entendent, d’éprouver ce qu’ils ressentent.
Quelle idée de loi peut-on en déduire ? « Si nous aimions beaucoup de gens, nous augmenterions nos chances. »
Alors, aimons-nous tous, aimons-nous beaucoup : « Habitants délicats des forêts de nous-mêmes. »
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°4, connaissance de l’enfant, 1er Janvier 1968, p.8-14