Un jour, en quelque endroit, j’avais écrit que le rapprochement de deux faits donne l’idée de loi.
Cette formulation est critiquable. Il faudrait préciser : « donne l’idée de l’existence possible d’une loi ».
Cette loi s’appelle solution, lorsqu’il s’agit d’une réponse à trouver à un problème d’ordre pratique. Et elle s’appelle principe ou loi lorsqu’il s’agit d’un problème d’ordre scientifique ou philosophique.
Quand le problème est bien clair, bien net, il faut se lancer à la poursuite de la solution. Cela presse parfois quand il y a danger. Mais même quand rien ne presse, on n’en cherche pas moins à voir plus clair parce que l’homme est ainsi fait qu’il a toujours besoin de connaître la trame secrète des choses.
Mais dans quelle direction a-t-on le plus de chances de découvrir une issue ? Quelquefois, c’est l’obscurité totale, l’interrogation maximale. Alors on se trouve dans la situation de l’eau à la recherche d’une faille. Cette image de Freinet me vient naturellement à l’esprit puisque j’essaie de reconstruire pour mon usage personnel et celui de quelques camarades, la théorie du tâtonnement expérimental au travers de son livre : Psychologie sensible.
Je ne vous cacherai pas que j’ai été longtemps choqué par la hardiesse du passage de la « démarche » du ruisseau, chose inanimée, sans volonté, sans perception, sans conscience, à celle de l’enfant qui est de nature biologique. Je me disais : « Comparaison n’est pas raison. »
Mais récemment, j’ai compris qu’il y avait cependant un lien entre les deux : ils ont une énergie potentielle qui tend à se réaliser. Cet angle de vision ouvre de grandes perspectives, par exemple sur l’étude des lois qui régissent la réalisation des énergies potentielles. Et quand on sait que Freinet voyait dans le téléphone automatique une illustration de son tâtonnement expérimental, on devine quelle était sa pensée profonde. Il l’a d’ailleurs écrit : « Le tâtonnement expérimental est peut-être un fait universel. » Je ne me sens pas capable de le suivre sur ce chemin. Aussi je reviens à cette comparaison qui est raison : « Il y a de même, à l’origine, chez l’enfant, un pur tâtonnement mécanique suscité par une force qui est l’équivalent de la pesanteur pour l’eau de source. C’est ce besoin inné et encore mystérieux de vie, ce potentiel de puissance qui pousse l’être à monter, à aller de l’avant pour réaliser une destinée plus ample. »
Cependant, il est un cas où l’on peut rapprocher le comportement d’un cours d’eau de celui des humains : c’est le cas des foules. Je vous le signale pour que vous puissiez l’observer à votre tour comme je l’ai fait moi-même. La foule n’a pas le temps d’essayer plusieurs hypothèses : elle prend la première qui se présente, une bouche de métro par exemple, et c’est la tragédie.
Cette année, j’ai eu une autre occasion de toucher vraiment du doigt la question de l’hypothèse.
Le premier jour de classe, Patrick a dit :
– J’aimerais faire un cube comme mon frère.
Daniel l’avait fait quand il était dans la grande classe.
– Tiens, voici du carton et des ciseaux.
Il découpe alors un carré et il essaie vainement d’en redresser les bords.
Michel dit :
– C’est dans les coins que ça gêne.
– Je vais donner un coup de ciseau (en suivant la bissectrice) et ça doit aller.
– Mais non, ça ne va pas.
Sophie propose d’enlever les coins. Nous obtenons la croix qui est un excellent point de départ puisqu’elle conduit à la boîte. (Il ne reste plus qu’à ajouter le couvercle et à soigner les carrés).
Nous avons donc eu une hypothèse prometteuse (la croix) et deux hypothèses à abandonner (le carré, le carré fendu le long des diagonales). En passant, je vous signale que cette activité de cartonnage m’a permis d’observer un tâtonnement à l’état pur.
De la même façon, l’enfant qui veut apprendre à marcher parce qu’il voit marcher (s’il vivait avec les loups, il apprendrait à marcher à quatre pattes) dispose de plusieurs hypothèses qu’il essaie peut-être, successivement : il peut essayer de mettre un pied en arrière. Il peut lever un pied et demander au second de le rejoindre en l’air. Il peut garder les pieds joints. Mais, la meilleure hypothèse, c’est « Pour marcher en avant, il faut aller vers l’avant. »
Je suis heureux parce que je puis maintenant placer mon schéma :
Je dis tout de suite que l’abandon des hypothèses fausses n’est que provisoire. Ce sont comme des pointes qui restent dressées. Lorsque, plus tard, l’atmosphère se sera chargée de faits, il y aura subitement un retour à la pointe : il y aura une fulgurante illumination. Le faux pas deviendra vrai pas, premier pas.
Ainsi l’hypothèse du carré, qui est fausse pour le carton, est juste pour la pâte à modeler et la pâte brisée (barquettes). L’hypothèse des coins fendus est excellente pour le moulinet. Le pied en arrière donne la marche arrière, le pied levé en l’air donne le sautillement, et les deux pieds joints donnent le bond.
Il semble là encore que toute action, que tout geste, que toute pensée, se trouvent enregistrés et mis en réserve pour l’avenir.
Delbasty me disait à Paris :
– Ne t’y trompe pas : ce n’est pas parce que l’enfant a pris une voie qui a été une voie de réussite qu’il en délaisse pour autant les autres. Non, il y revient un jour ou l’autre et mène à leur développement des idées qui, dans l’immédiat, ne répondaient pas à la question posée.
Il n’y a aucune divergence entre nous. Et le tâtonnement expérimental ne se trouve nullement condamné puisqu’il inclut les hypothèses erronées. Mais, pendant que j’y suis, et pour épuiser momentanément le sujet, je signale que parfois une hypothèse fausse (puisqu’elle ne répond pas à la question) peut se révéler passionnante parce qu’elle permet de déboucher dans un domaine imprévu. Il y a captation de l’intérêt et délaissement du problème primitif. En cherchant ceci, on a trouvé cela. Et c’est un phénomène constant de la recherche : presque toutes les grandes découvertes se sont faites par hasard, à côté de ce que l’on cherchait. On découvre ce que l’on ne cherchait pas, soit un monde nouveau à explorer, soit une réponse soudaine à une ancienne question, soit à la fois un problème nouveau et la réponse à ce problème.
C’est ainsi que la recherche libre en mathématique nous entraînait souvent, par des bifurcations imprévues, dans des chemins auxquels on n’avait pas songé. Et c’est cela qui rend cette façon de travailler exaltante.
Ajoutons cependant qu’il faut, au savant, une bonne dose d’intuition, pour ne pas dire de génie, pour s’apercevoir que l’on a découvert quelque chose de riche (Fleming, Marie Curie). Et au maître, il faut une assez bonne culture pour être capable d’aider ainsi les enfants dans tous leurs chemins. (Mais ici la culture vient en suivant leurs chemins et en demandant une critique et une orientation aux livres, aux camarades, aux professeurs. Et alors, la culture s’assimile à une vitesse record parce qu’on a une grande ouverture).
Bon, où en sommes-nous ?
À l’hypothèse prometteuse. Que va-t-il alors se passer ? Prenons l’exemple de la marche. Bien sûr, le bébé ne se dit pas :
– J’ai un problème, je veux parvenir à tel but.
Mais il n’en est pas moins vrai que ce problème existe : qu’il lui faut trouver la loi de la chute différée. Il se penche en avant et... il démarre son pied trop tard. Pan, il tombe à plat ventre. Il subit alors un démenti : le démenti des faits. Si la leçon n’a pas été trop dure, il va continuer ses recherches. Il peut penser :
– J’ai démarré trop tard ; si je démarrais plus tôt ?
Comme son derrière fait toujours le poids, en lançant son pied trop tôt, il se trouve déséquilibré ; en arrière cette fois. Et il retrouve une technique qu’il connaît bien puisque c’est cette possibilité de réception sur les fesses qui l’a conduit à la maîtrise de la station debout. Et puis, peu à peu, il se rend compte qu’il faut bien poser le pied en avant ; mais suffisamment tôt et suffisamment tard.
Voici où nous en sommes maintenant :
Le dessin souligne assez bien que l’une des premières choses que nous valent les démentis des faits, c’est la conscience d’une limite à droite et d’une limite à gauche. Ainsi, à bicyclette, les premières chutes apprennent à tomber à droite et à gauche. Et après, en restant entre les limites extrêmes des coups de guidon on arrive à se maintenir, tant bien que mal, en équilibre. Le bébé, lui aussi, apprend à rester à l’intérieur des limites. On pourrait s’attarder à cette notion de limites que l’on pourrait appeler les limites du trop et du trop peu. Nous la trouvons constamment dans notre vie de tous les jours. Et un bon nombre d’expressions courantes en témoignent.
– Il faut rester à mi-chemin entre les deux pôles.
– Une fois de plus, la sagesse est entre les deux extrêmes.
– Il faut trouver un moyen terme.
– Il faut choisir le juste milieu.
Cela vous a une allure de prudence bourgeoise, anti-révolutionnaire, qui correspond pourtant à la réalité. D’ailleurs, même dans la révolution, le gauchisme n’est il pas la maladie infantile ?
J’ai, à ce propos, des quantités d’exemples à vous fournir et de tous ordres. Je me souviens en particulier de mon tâtonnement pour les moulages de plâtre. La première fois, mon plâtre était si liquide qu’il s’échappa de tous les côtés et s’étala sur un mètre carré. La deuxième fois, je me dis :
– Cette fois, je vais attendre et on verra bien s’il se met encore à fuir.
Mais j’attendis trop longtemps et quand je voulus le verser, il était déjà dur.
J’ai aussi admiré un forgeron qui avait la charge des burins à la carrière. Trop trempé, le burin devient cassant, trop peu trempé, il ne mord pas.
En lecture, trop ou trop peu d’analyse, c’est préjudiciable.
À vélo, dans un virage il faut se pencher, mais pas trop : il faut rester à la limite du dérapage.
Beaugrand écrit dans L’Éducateur n°2 qu’il faut situer la programmation dans des limites raisonnables.
En français l’exercice tue la pensée, le souci de la forme tue l’inspiration. Le calcul peut tuer aussi la mathématique.
En gym. : trop de nature nuit.
En beaucoup de choses, sinon en toutes choses, il faut trouver le juste milieu. Et comme le disait Barré à Tours, ce n’est pas un milieu rectiligne mais un balancement à droite et à gauche d’une ligne milieu idéale.
En linguistique, la signification se trouve au croisement du signifiant et du signifié. Qu’est-ce que la dialectique ? C’est l’unité des contraires. Mais il faut qu’ils restent en contact.
En éducation, après avoir dépassé pendant des siècles la limite du dirigisme, on pourrait dépasser la limite à gauche de la liberté et sombrer dans l’anarchie qui nuit à la liberté d’autrui au lieu de l’aider. Là aussi, il faut trouver assez rapidement un moyen terme.
Mais ce deuxième faux pas est presque inévitable puisque, avant de se lancer dans une aventure, il faut sonder le terrain.
Car le meilleur moyen d’acquérir la notion des limites, c’est d’abord de recevoir le démenti des faits. « La défaite est la mère du succès. » Je l’oublie parfois. Ainsi, je demande à Hervé :
– Dis-moi donc le secret de la touche de balle et du smash de volley.
Il me répond :
– Joue.
Et voilà comment on se fait donner des leçons de tâtonnement expérimental par son fils.
Oui ce sont les faits, d’abord les faits qui donnent les premiers démentis. C’est le ballon, la route, l’air, le cuir, le corps des autres, le déplacement des autres, le fer, le carton qui donnent les premières leçons. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.
Et il ne reste plus au maître qu’à devenir maître forgeron.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°5, connaissance de l’enfant, 1er février 1968, p.13-17