J’ai assisté récemment à deux conversations. Elles m’ont paru si riches de conséquences que je ne puis m’empêcher de les rapporter. Je n’en garantis pas la totale fidélité. Mais je crois pouvoir assurer que j’en ai gardé l’esprit. Peut-être saurez-vous cependant discerner ce que j’y ai mis inconsciemment. Cela n’a pas d’importance. Ce qui compte avant tout c’est l’efficacité de ce texte. Sera-t-elle égale à ce que j’en attends ?
- Tu sais, Roger, ce que dit Bertrand ? « Il faut offrir aux enfants déjà conditionnés, une grande variété de techniques afin que chacun puisse découvrir la voie qui lui est la plus favorable. »
- Mais oui, je pense tout à fait comme lui. Tu sais, par exemple, ce qu’ont fait Yvon et René de notre carte grattée (encre de chine sur carton lisse) ? C’est vraiment cette technique qui leur a permis de pleinement s’exprimer.
- Eh bien ! Je trouve cette position extrêmement dangereuse. En effet, s’il faut une abondance de techniques pour démarrer, ça paraîtra tellement compliqué à la plupart des camarades qu’ils se trouveront découragés par avance. Et ils n’ouvriront aucun chantier.
- Ah ! Tu parles de démarrage. Il fallait le dire.
- Mais bien sûr qu’il s’agit de démarrage puisque nous cherchons à savoir pourquoi l’art enfantin a si peu de place dans les écoles françaises. Moi, franchement, ça m’agace de voir les gens à l’affût de nouvelles techniques. Ça, c’est bon pour les écoles-artistes qui ont déjà constitué leur fond. Mais les maîtres qui ne savent comment partir risqueront de s’égarer et de s’illusionner s’ils imitent leurs camarades déjà en marche.
- Alors, comment vois-tu l’affaire, toi ?
- Oh ! C’est très simple : ça se résume à trois choses : le trait, la couleur, le modelage. Pour le trait, c’est le papier couché et les crayons feutre.
- Oh ! là comme tu y vas ! Mais l’encre de chine, les crayons à bille, le grattage, l’aluminium ?...
- Bien sûr. Mais nous parlons ici de la technique de base : celle qui est à la portée de tous les maîtres. Et qui convient à la majorité des enfants. D’autant plus que, souvent, les enfants ont personnellement des crayons feutre. Pour le tâtonnement de la trace, que veux-tu de mieux ?
- Ouais... Le modelage, c’est la terre ?
- Pourquoi la terre ? Aussi bien la pâte à modeler. Quel parti merveilleux en tirent vos enfants ! Mais je vous ai bien compris : je sais ce qui est à la source de vos stupéfiantes réalisations : il suffit d’un peu de générosité sur le plan de la quantité de matière et d’une totale liberté sur le plan des sujets et des armatures.
- C’est vrai. Pendant un moment, alors que j’en avais vraiment envie, j’étais désolé de ne pouvoir introduire la terre dans ma classe. Je croyais qu’il fallait nécessairement un four, des émaux, une terre dont la préparation m’aurait demandé du temps, et des connaissances. Mais j’ai compris que, l’essentiel, c’est l’acte du modelage.
C’est, si tu veux, la recherche fondamentale. Mais cela n’empêchera pas par la suite, bien au contraire, la recherche appliquée à la poterie, à la céramique, aux moulages... Ce qui est une catastrophe, c’est quand on veut faire un peu de recherche appliquée sur une toute petite échelle sans avoir fait, au préalable, de la recherche fondamentale sur une très grande échelle.
- Encore une chose qui m’agace royalement, c’est le dédain aristocratique des « gens d’art » pour les matières qui ne sont pas nobles. Alors que, précisément, l’art actuel fait flèche de tout bois. Le paupérisme artistique peut maintenant s’éteindre.
- Et la couleur ? Moi, je pense que les pastels gras sont intéressants. Ils sont d’un emploi facile. Ils ne nécessitent pas de grandes installations. Moi, ils me plaisent.
- C’est vrai. Mais pour le tâtonnement de la couleur, est-ce que les feutres ne rendent pas le même service ? Cependant, les gammes en sont pauvres. Penses-tu qu’un atelier de peinture soit si difficile à organiser ?
- Oui, franchement.
- Pourtant, c’est simple, un pinceau par couleur et des papiers de tous formats. Ce n’est pas plus compliqué que ton encre de chine.
- Oui... Je sais que la peinture, c’est vraiment autre chose. Mais n’est-ce pas comme la terre : est-ce bien l’activité fondamentale ? Tu sais que, sur le plan de la couleur, le tâtonnement est très long. Et il faut un maître vraiment dépouillé de toute idée d’accaparement pour accepter cette liberté du tâtonnement et une production qui ne devient intéressante qu’à la moitié du CE2.
- Intéressante aux yeux du maître !
- Eh oui ! C’est vrai. Mais tu sais comme on est. Le maître n’a-t-il pas droit, lui aussi, à ses petits plaisirs ?
- Mais il en aura mille, s’il joue bien le jeu. Mille plaisirs nouveaux qu’il lui reste à découvrir en dehors de ses structures anciennes si figées.
- Bon puisqu’on y est, parlons du maître. C’est un problème qui me touche de près parce qu’il a été, longtemps, mon principal problème. Quel est son rôle, quelle est sa part, que doit-il faire ?
- Eh bien ! Je suis justement en train d’y réfléchir. Tu sais, on m’a souvent demandé : « Mais comment fais-tu ? » Et je ne savais que répondre car je ne me souvenais plus comment cela avait commencé.
- Oui. Et il y a une tricherie quand on dit : « Il suffit de laisser faire les enfants et ça marche tout seul. » Ce n’est pas vrai. Il ne faut pas confondre liberté et abandon. Car, au départ les enfants ne sont pas neufs ; ils ne sont pas libres.
- Eh bien ! justement, je puis te parler d’une expérience qui me permet de voir un peu plus clair. Cette année, dans une nouvelle classe, avec des élèves du CM1 qui avaient très peu dessiné, je puis voir ce qu’est le démarrage. Je me suis observée et j’ai vu que j’ai tout de suite interdit les reproductions de cow-boys, la copie, le décalquage, la gomme et la règle.
- Tu as interdit la règle ! Tu savais pourtant ce que ça avait donné chez moi quand je l’avais redonnée aux enfants. On était tout de suite arrivé à Vasarely !
- Attention, tu avais redonné la règle ! C’est-à-dire, après seulement. Et dans une classe de CM-FE très créative et déjà bien lancée. Mais si je n’avais pas interdit la règle, j’aurais eu la maison composée d’un rectangle chapeauté d’un trapèze et le bateau à voile constitué d’un trapèze armé de deux triangles. Oui, je m’aperçois que j’ai lutté contre les stéréotypes qui sont l’obstacle le plus difficile à franchir.
Tu te souviens de la parole de mai « Il est interdit d’interdire. » C’est vrai quand tout est neuf. Mais autrement, il faut bien lever les interdits anciens ou, si tu préfères, contre-interdire. Car c’est par blocages et rejets successifs que les enfants en sont arrivés au point de ne plus pouvoir créer en dehors de ce qui est accepté, et qui est de l’ordre de l’infiniment petit.
- Mais la gomme ?
- La gomme fait voir les choses petitement, mesquinement. Elle est le signe de l’avarice de l’école. Quand on s’est trompé, il n’est pas question de prendre une autre feuille de papier.
Mais il y a plus. On fait un trait d’un centimètre, on efface, on recommence, on prolonge, on regomme... C’est l’esprit qui guide alors la main : il y a un schéma préalable dans la tête de l’enfant. Mais il ne lui appartient pas, il a été installé en lui par son entourage. Et alors, ce n’est ni la liberté de la main, ni celle de l’esprit.
- Ah ! il y a un bon truc pour le départ, c’est l’abstrait. Là, l’enfant découvre des libertés nouvelles. Une liberté du sujet en particulier. Et puis, ça le sauve des stéréotypes. Et, surtout, du terrible critère de ressemblance qui sévit dans les milieux enseignants et dans les milieux populaires. Et il y a alors une sorte de recherche objective sur le plan des tracés, un plaisir subjectif du trait, des formes, des couleurs, du laisser-aller de la main. Et, parfois, des significations a posteriori qui introduisent la réalité. Mais c’est une réalité psychologique.
- Je suis de ton avis, l’abstrait est un excellent médiateur. C’est ainsi que dans ma classe, Fabienne a dit : « Ça y est, j’ai compris ! On fait n’importe quoi ! »
- Elle avait compris ce que voulait la maîtresse. Mais n’était-ce pas l’enfermer, une fois de plus, dans le plaisir de la maîtresse ?
- C’est évident. Mais qu’est-ce qui plaît à la maîtresse ? Ce n’est pas le stéréotype, le pompier, le ressemblant. Alors quoi ? Je le pense très sincèrement : c’est ce qui est authentique, ce qui est personne, en un mot ce qui est libre, ce qui ne se réfère à rien. La part du maître, c’est alors de veiller à ouvrir très grandes les portes de la liberté. Et c’est ça, la liberté donnée ; ce n’est plus l’abandon, l’acceptation de la soumission aux idées reçues. C’est ainsi que j’ai été contrainte d’interdire, au bout de sept ou huit échecs atroces, l’illustration du texte libre. On s’enfermait, c’était à vomir : des têtards d’arbre, des routes marron et, pour les textes de télé, les inévitables cow-boys. Ah ! Ils ne font pas ce qu’ils veulent, les CM1 ! Pour l’illustration du texte libre, j’ai recommandé le hors-texte qui libère du récit et permet d’échapper à la ressemblance. Quand les enfants ont vu que j’acceptais le clown de Jean-Marie, ils se sont dit : « Elle veut des clowns. » Et ils ont fait des clowns. Mais j’ai accepté aussi les fleurs d’Anne-Marie. Ils ont fait des fleurs. Mais quand ils ont vu que j’acceptais également les éléphants de Yann, les lignes de Francis, les ronds de Fabienne, ils n’ont plus compris : « Alors quoi, qu’est-ce qu’elle veut ? » Ils n’ont plus su ce qu’elle voulait. Alors ils ont fait ce qu’ils voulaient. Et c’était ça, justement, qu’elle voulait.
- Je pense à une autre chose importante : l’affichage. Le fait de sélectionner des œuvres et de les mettre au mur apporte énormément à la classe. Au début, par esprit de justice, on pourrait être tenté de mettre un dessin de chaque élève (comme on met un dessin de chaque école dans d’atroces expositions locales). Mais c’est une fausse justice, une justice qui enferme, qui n’ouvre pas mais qui ajoute d’autres chaînes. Je pense qu’une bonne densité d’œuvres, riches mais peu nombreuses, insuffle à la classe un solide esprit de liberté et de création. Et alors, oui, chaque enfant pourra avoir à partir de ce moment des dessins de lui au mur.
Car l’ouverture de l’inspiration de la classe sera telle que chacun aura pu parvenir jusqu’au bout de lui-même. Et d’ailleurs, à ce moment, il se souciera fort peu d’être exposé car il se sera profondément saisi du dessin. Pour lui-même.
- Mais tu sais bien que beaucoup de camarades disent : « Moi je n’ai pas bon goût, je n’ai pas de culture, je ne sais pas quoi choisir, je ne sais pas ce qui est beau, ce qui est bien. »
- Je vais peut-être être dur. Mais je pense que ces maîtres ne devraient rien afficher eux-mêmes. Ils devraient au démarrage demander à un camarade plus compétent de venir leur mettre, un jeudi, quelques dessins au mur. Car l’éducation que les maîtres ont reçue est telle que s’ils se fient à leurs critères, ils vont tout bloquer. Beaucoup de maîtres ont à apprendre qu’ils peuvent douter de leur goût et qu’ils peuvent être très limitatifs parce qu’ils sont très limités. Je ne connais rien de plus attristant que l’enfant qui vient demander : « Et pour l’arbre, Monsieur, est-ce que je peux mettre du vert ? »
D’ailleurs, beaucoup de camarades de bonne volonté le reconnaissent et s’en désolent. Ils ont tort : on peut toujours grandir. Cependant, il y a peut-être un critère : celui de la nouveauté. Tu sais qu’il est très dangereux de faire des commentaires, qu’ils soient favorables ou non. À mon avis, un seul commentaire est possible : « Tiens, c’est nouveau. »
- Je me pose une question : certains camarades ont du goût : ce sont des artistes. Et parfois même, des artistes reconnus. Et pourtant leur classe ne l’est pas, artiste. Comment expliques-tu cela ?
- C’est très facile. On pourrait presque dire : quand le maître peint, l’enfant est éteint. Non seulement parce que ses besoins de création sont directement assouvis. Mais aussi parce que, s’il est devenu artiste, c’est parce qu’il a creusé un seul et même sillon, pour ainsi dire, dans le sens de sa névrose. Il a un regard bien particulier sur les choses. Et il accepte difficilement qu’on puisse en avoir un autre. Plus que d’une non-acceptation, on pourrait parler d’une souffrance. C’est d’ailleurs vrai pour toutes les spécialités profondes du maître. Souviens-toi de ce collègue, ébéniste émérite, qui ne faisait pas faire de travail manuel à ses garçons parce que ça le rendait malade de voir des morceaux de bois qui n’étaient pas sciés droit.
- À propos d’affichage, j’ai eu une révélation. Mes enfants ne donnaient rien en dessin : ils n’y mordaient pas. Pourtant, au mur, il y avait les peintures de mon ancienne école. Mais comme je n’avais pas installé l’atelier de peinture, ça n’avait aucun impact sur eux. Au bout d’un mois, j’ai affiché le petit clown à l’encre de chine de ta classe, sans aucune préméditation. Et voilà que Jean-Marie, au crayon feutre noir, a fait un clown fantaisiste inspiré du vôtre. Et tout est parti de là. C’est lui qui a ouvert la brèche. Naturellement, d’autres l’ont suivi sur cette voie. Mais deux jours après, j’ai affiché une fleur de Rosine. Et cette fois c’est Francine qui a démarré. Et le dessin est alors parti dans toutes les directions. Je ne l’ai pas fait exprès, mais je me rends compte maintenant que cela a été excellent d’avoir, dès le départ, deux directions. En effet cela aurait été dangereux pour Jean-Marie et pour la classe si un seul genre avait été cultivé. Elle et lui auraient pu tourner en rond.
À propos de votre clown, j’ai dit à Bertrand qu’Art Enfantin devrait peut-être éditer, sur grand format, les dessins dont le pouvoir de lancement aurait été vérifié à l’expérience. Mais il pense que les circuits de dessin sont supérieurs. Il a sans doute raison. Encore faudrait-il que ces circuits puissent être partout mis en place. En tout cas, nous allons vérifier ces deux possibilités dans notre groupe départemental. Mais toi, comment avais-tu démarré ?
- Moi aussi, c’est une personnalité qui a marqué la classe. Mon garçon était parti avec passion dans les graphismes à l’encre de chine. Et la classe a foncé dans le décoratif. Puis d’autres personnalités sont apparues (carte grattée, découpages, collages, sculptures sur carton...). Et maintenant, la liberté est quasi-totale.
- Et quand il n’y a pas de personnalité au départ ?
- Ce n’est pas grave puisqu’on dessine tout de même. Seulement, c’est à un niveau plus étriqué. Et puis, le grand souffle libérateur passe, un jour ou l’autre, si le maître a persévéré. Toutes les classes pourraient être des classes artistes.
- Tu insistes avec raison sur les graphismes. C’est ce qui accroche le mieux. C’est ce qui donne les résultats les plus rapides et les plus libérateurs parce que l’on peut tâtonner beaucoup et dans beaucoup de domaines à la fois : figuratif, décoratif, géométrique, projectif... Mais, à mon avis, le meilleur truc, c’est le dessin au tableau. Souvent, le soir, je le laisse aux enfants. Le dessin à la craie libère le geste. Et puis on peut effacer rapidement et rependre, équilibrer. Certains matins, je devais, à mon grand regret, faire disparaître de véritables chefs-d’œuvre. Heureusement, parfois, les élèves avaient pu les relever au feutre avec un papier transparent.
- Tiens, j’avais proposé ce truc du dessin au tableau à une camarade. Elle m’a dit, peu après : « Ah ! Oui, on a essayé une fois. Ça donne de bons résultats. » Tu entends, Roger, une fois ! Dans l’enseignement primaire, on voit toujours maigre. Alors que, pour parvenir à une certaine maîtrise, il faut une grande quantité d’expériences. Si on ne dessine qu’une fois par mois, il faudra une dizaine d’années pour avoir un commencement de quelque chose. C’est pourquoi il faut, quand on a peu de crédits, chercher les techniques bon marché qui permettent un tâtonnement innombrable. Et surtout lorsqu’on a affaire à des enfants déjà conditionnés et qui ont, par conséquent, à mettre les bouchées doubles...
Voilà. Je crois avoir relaté l’essentiel de la conversation de mes amis. Est-ce que cela va permettre à nos camarades, prolétaires d’art, de lancer leur classe sur cette voie qu’ils veulent suivre parce qu’ils en ont compris la totale nécessité ? Il faut l’espérer.
Paul Le Bohec, Saint-Gilles (35)
Texte paru dans l’éducateur N°12, Art enfantin, mars 1971, p.7-13