Le moment semble venu où l’on pourrait à nouveau parler de méthode naturelle de mathématiques. En effet, la grande peur des maths modernes a fini par s’estomper. Car, non seulement les nouveaux enseignants ne font plus de complexe vis-à-vis de ce savoir qu’ils ont maîtrisé, mais il a lui-même perdu beaucoup d’importance. Et, en haut lieu, on appuie même, maintenant, sur la pédale douce.
Donc, une grande majorité de praticiens, ou tout au moins de freinétistes, se trouve à nouveau en mesure de s’intéresser à la pédagogie des maths. En fait, il y a une vingtaine d’années, il ne nous avait manqué que peu de temps pour asseoir définitivement cette idée de méthode naturelle. Seuls ceux qui avaient maîtrisé le nouveau savoir avaient pu se lancer sur cette piste. Mais ils étaient trop peu nombreux pour pouvoir valablement se faire entendre. Et l’idée était retournée à l’état de latence. Mais la voilà à nouveau éveillée et prête à reprendre son essor. Alors, allons-y, accordons-lui enfin toute l’attention qu’elle mérite.
Mais qu’est-ce que ça peut être, une méthode naturelle de mathématiques ? C’est l’extension à ce domaine des principes de la pédagogie de Freinet. Très tôt, Freinet avait été frappé par le fait que toutes les mères du monde savaient apprendre à parler leur langue à leurs enfants sans jamais avoir besoin de recourir à des exercices de grammaire ou de conjugaison. Et puisque c’était possible pour l’apprentissage de langues aussi difficiles que le russe, l’allemand, le hongrois, le basque, le français, le breton... pourquoi ne pas étendre cette façon de procéder à tous les apprentissages ? Et, à l’usage, de nombreux praticiens se sont aperçus que Freinet avait bien raison de penser cela. Personnellement, pendant vingt années et même plus, j’avais pu reconnaître les excellents résultats que donnait cette méthode en français, en « écri-lecture », en expression orale, chant, gym, création manuelle... Et, de son côté, Jeannette, ma femme, l’avait également utilisée avec profit en écriture, étude de l’environnement, dessin, peinture (un atelier de vingt-trois années !).
Le parallélisme de nos classes - un CP-CE1 et un CP-CE1-CE2 - nous avait permis des confrontations. Et comme j’avais souci de saisir le dessous des choses, je ne laissais pas de construire ma petite théorie. Mais, ma chance, c’était de pouvoir en discuter avec Freinet et Élise. Je leur écrivais beaucoup pour leur soumettre mes hypothèses et pour en recevoir la critique. Si bien qu’un jour, je me suis senti suffisamment consolidé sur le plan théorique pour laisser enfin s’épanouir en moi la question suivante :
« Puisque tant d’apprentissages, de prises de possession du savoir relèvent de cette méthode, pourquoi les mathématiques y échapperaient-elles ? Qu’est-ce donc qui dans leur nature justifierait de leur incapacité à se laisser couler dans le même processus ? Qu’est-ce qui pourrait bien faire qu’elles ne fussent point également justiciables de cette pédagogie ? »
Eh bien, pour le savoir – et fidèle en cela aux principes de Freinet – il n’y avait qu’à essayer. C’est ce que je tentai à la rentrée de 1965.
Évidemment, je ne partais pas de zéro. J’avais une grande expérience de ce niveau d’enseignement (vingt-cinq années) et je pouvais donc y aller sans crainte, en faisant entièrement confiance à mes possibilités de rattrapage ou de réparation.
D’ailleurs, je me fixai une limite bien précise, me disant : Jusqu’à Noël. Mais je te défends bien d’avoir peur avant Noël !
Et puis, j’avais une grande expérience du calcul vivant, cette chose qui m’avait tant scandalisé quand Freinet l’avait inventée ; mais je me l’étais peu à peu appropriée. Cependant, je voulais aller au-delà de ce calcul vivant. Je sentais confusément que c’était un peu étriqué par rapport à la réalité, que la réalité était autrement complexe, profuse, luxuriante...
Pourquoi n’y retrouverions-nous pas les richesses insoupçonnées qui s’étaient révélées à nous dans les autres domaines ?
Mais les mathématiques, qu’est-ce que c’est ? N’est-ce point la mise en relief des structures sous-jacentes à tous les objets en relations ? N’est-ce pas aussi une façon économique de les représenter au moyen de symboles écrits, et de les faire jouer entre eux ? Ce qui se fait d’ailleurs naturellement puisque c’est dans la nature de l’être humain de symboliser :
« Les choses jouent l’homme, alors l’homme rejoue les choses. » (M. Jousse)
Et puisqu’on a affaire, non pas à HOMO SAPIENS, mais à HOMO SAPIENS DEMENS alors jouons mathématiques sans exclure DEMENS de la classe, sans le réserver à la récréation ou aux jours de congés.
J’ai dit aux enfants – qui étaient des fils d’artisans et de marins :
« Voilà, je vous donne un carnet de créations mathématiques où vous pourrez travailler à n’importe quel moment de la journée.
– Mais c’est quoi une création mathématique ?
– C’est ce que vous voulez à partir de chiffres, de nombres, de lettres, de points, de traits. Ce sera vos textes libres mathématiques. Vous n’aurez qu’à inventer. »
Alors ils s’y sont mis sans complexe car ils avaient déjà une forte expérience de la liberté et de la fantaisie.
Mais, sans le savoir, nous avons bénéficié d’une certaine chance. En effet, c’était une classe à deux cours (trois par moments). Et c’est ça qui a permis de fonctionner juste. Et quand j’ai donné à Monique Quertier le conseil de diviser son CE2 en deux, sa classe aussi a fait un bond en avant. Elle avait 24 élèves. Comment voulez-vous travailler avec un groupe aussi nombreux ? C’est impossible.
D’ailleurs 24, ce n’est pas un groupe. Un groupe c’est, paraît-il, entre 6 et 17. Alors elle a fait deux groupes de 12. Et ça a tout de suite beaucoup mieux marché. Moi aussi, j’ai eu une année un CE1 de 13 et un CE2 de 14. Quand le CE2 travaillait sur les créations, le CE1 accomplissait, avec des fiches, un travail de régulation, de mise en ordre, de systématisation du savoir qui convenait d’ailleurs parfaitement à certains tempéraments d’enfants – les « sérialistes ». Puis, on inversait les groupes et d’autres enfants pouvaient alors trouver une nourriture mieux adaptée à leur nature. Et de cette façon, on obtenait les couples : exploration-consolidation, fantaisie-sécurité, globalité-analyse, ouverture-fermeture, systole-diastole, etc.
Mais je me laisse aller à des considérations d’ordre théorique. Je ferais mieux de rentrer dans les détails de fonctionnement car, évidemment, mon expérience ne serait d’aucune valeur si elle n’était pas généralisable. Dans un premier temps, le mieux ne serait-il pas d’extraire de mes brochures ce qui pourrait, à mon avis, être utilisable. Car, dans les dossiers pédagogiques nos 46, 47, 48 et 56, 57, 58, 60, 61 d’avril 1969 et juillet 1970, j’ai fait le compte rendu détaillé de mes expériences. Ces brochures sont épuisées mais ceux qui en auraient suffisamment faim pourraient les retrouver dans le grenier de quelques anciens. Elles contiennent quelques petites erreurs mathématiques sans importance mais l’ensemble me paraît encore juste car je me soucie avant tout de pédagogie.
Je me contente ici de quelques éléments de la brochure : « Première expérience de mathématique libre dans un cours élémentaire 1ère année ». Et je résumerai le contenu des deux brochures consacrées à « Un trimestre de mathématique libre au CE2 ».
Je dois dire que j’ai peut-être bénéficié de conditions favorables pendant ces trois années et que j’ai pu insister sur l’aspect mathématique. L’année suivante, avec le CE1 qui m’arrivait du CP, j’aurais certainement dû me contenter d’être plus modeste. Et nous en serions sans doute restés au calcul vivant. Ceci pour dire que suivant les circonstances, on peut aller plus ou moins loin. Mais je dois signaler que le niveau de mes élèves n’était pas exceptionnel et qu’on peut travailler de cette façon et obtenir ces résultats avec une majorité d’enfants. Alors, ça vaut la peine d’essayer, d’autant plus que ça peut ouvrir des pistes même pour ceux qui ne sont pas encore épanouis par et pour les mathématiques.
De toute façon, on est plus sûr de progresser si on part de l’expression-création-représentation de chaque enfant.
En ce début d’année 87-88, l’enthousiasme est grand : la méthode naturelle de mathématiques est en train de prendre définitivement son essor. Les praticiens-trouveurs (praticiens-trouvères) que nous sommes chantent une autre façon de vivre les mathématiques. Et déjà se profilent les idées de programmes naturels de recherche et enrichissement (voir le Pas-de-Calais) de groupe multiplicateur, de maths génétiques, de maths expressives, affectives, thérapeutiques...
Certains disent : maths libres ou maths naturelles. Moi je préfère : méthode naturelle de maths pour qu’il n’y ait pas de confusion avec le calcul vivant qui n’est qu’un moment de la méthode et surtout parce que, pour moi, une méthode est naturelle quand elle correspond à la nature de l’être humain. Et, en lisant Le nouvel esprit scientifique de Bachelard (1966 l’année de la mort de Freinet) on s’aperçoit qu’on est dans le coup :
« Les parallèles existent après, non avant le postulat d’Euclide. »
« La science ne vise pas seulement à l’assimilation des choses entre elles mais aussi et, avant tout, à l’assimilation des esprits entre eux. »
« Le relativiste nous rappelle que notre conceptualisation est une expérience. Le monde est alors moins notre représentation que notre vérification. »
« Le philosophe qui suit la discipline des quanta... s’habitue à mesurer métaphysiquement le réel par le possible dans une direction strictement inverse de la pensée réaliste. »
Paul Le Bohec
Texte paru dans Les Documents de l’éducateur n°195, avant-propos, p.1-2
supplément au n°3 de l’Éducateur de novembre 1987