Voilà comment je m’imagine le chercheur en Sciences de l’Éducation :
– Il roule essentiellement pour lui.
– Pour une raison ou une autre, il lui faut obtenir un diplôme. Cela m’étonnerait que sa motivation principale réside dans le souci d’améliorer la situation des enfants. Mais, ne soyons pas trop pessimiste : cela peut arriver. Il est de toute façon chercheur puisqu’il cherche à obtenir un résultat : un DEUG, une licence, une maîtrise, un doctorat.
– Il doit utiliser une stratégie pour arriver à ses fins. Il lui faut essentiellement jouer le jeu. Celui qui en connaît les règles peut aller loin. Mais elles sont parfois difficiles à saisir ; d’où une certaine incertitude quant au résultat final.
– Il lui faut à toute force trouver un sujet original. Pour cela, il doit beaucoup lire pour s’assurer que ce qu’il pourrait envisager n’a pas encore été abordé. D’ailleurs, lire beaucoup fait partie de la règle du jeu. Mais il faut surtout en témoigner en alignant les citations. Au fond, il ne s’agit pas véritablement de savoir, mais de paraître savoir. Et, également, de donner l’impression d’avoir suffisamment souffert pour mériter la récompense.
– Donc, il faut trouver un sujet neuf. Il faut donc rechercher du côté des nouveautés. La pédagogie Freinet qui est restée longtemps dédaignée pourrait à cet égard présenter un certain intérêt puisque tout le reste a déjà été exploré. Il y a aussi les technologies nouvelles, les réseaux... N’importe quoi peut faire l’affaire pourvu que ça paraisse nouveau. Ça peut être microscopique. Par exemple : vaut-il mieux faire une soustraction en ôtant ou en additionnant ? Ou bien, en fin de semaine, pendant un quart d’heure, les enfants ont échangé librement sur un cahier de correspondance interne. Tout est bon pourvu qu’on puisse faire des statistiques, des graphiques, pourvu qu’on ait l’air scientifique. Ne sommes-nous pas en « Sciences » de l’Éducation ?
– Il faut bien délimiter le sujet et éliminer tous les paramètres gênants tels que l’affectivité, le rôle du groupe, les particularités physiologiques, les spécificités psychologiques, l’environnement culturel, les antécédents scolaires, l’âge, le type de classe à un ou plusieurs cours, etc.
– Cependant, il faut plaire au directeur de thèse, il faut savoir ce qu’il en pense et, donc, lire ses productions, ses ouvrages et assister à ses cours en veillant à prendre les bonnes notes. On n’est pas fou, on ne va pas avoir une conduite suicidaire quoi que l’on puisse penser au fond de soi-même. Quand cela arrive, de penser en dehors de son intérêt personnel immédiat.
– Toutefois, rien n’est jamais ou tout noir ou tout blanc. Certains enseignants sont vraiment intéressés par la nouveauté d’une idée, par l’intérêt qu’elle pourrait présenter pour transformer un peu les choses. Mais comment le savoir qu’avec Untel ou Untel on pourrait être bénéficiaire de sa recherche, même si on échoue finalement, même on se fiche totalement d’obtenir le diplôme. Car il y a tous les aspects chez les étudiants.
(Tiens cela ferait un beau sujet de thèse et assez original. Mais attention à ne rien présenter qui pourrait bousculer un tant soit peu les choses. Il ne s’agit pas de secouer le cocotier.)
– Bien, le sujet a été accepté. Il faut maintenant constituer le corpus, c’est-à-dire un échantillon suffisamment étendu pour qu’on puisse en tirer quelque conclusion pas trop ridicule. Et, à partir de ce corpus, il s’agit, non pas de faire preuve de son intelligence, mais d’une intelligence conforme à l’attente du jury. Qui, généralement, se fout des conséquences que cela peut avoir sur le plan de la modification de la situation de renseignement. Tout le monde sait d’ailleurs bien que ce n’est pas de cette façon que quoi que ce soit pourra changer. D’ailleurs qui, à ce niveau, voudrait changer quoi que ce soit ? Les prébendes ne sont-elles pas assurées ?
– Bon, ça y est, on a eu le diplôme. On va s’en servir pour en faire profiter les enfants et les ados ? Non, pas encore. On continue à rouler pour soi. Et l’on prépare un autre diplôme On continue à voguer dans l’irréalité. Et si l’on va loin, on obtiendra une situation universitaire qui permettra de passer de l’autre côté et de devenir à son tour maître et possesseur de « savoir », mais surtout de Pouvoir. Ce que l’on cherchait – sans le savoir – depuis le début mais qui, l’appétit venant en mangeant, s’est progressivement installé dans l’esprit, les mentalités environnantes des pairs ayant fait le nécessaire.
« Pire, le but du jeu, au bout du compte, c’est de cesser d’enseigner, c’est de rester définitivement entre soi et soi, c’est de contourner les hordes hirsutes qui s’imaginent naïvement qu’on les attend, qu’on les accueille et que le savoir aime être transmis et partagé. Le but du jeu n’est qu’un nombril ridé, décoré, incontestable, chatouilleux, prospère, et secrètement frustré. » (1)
Voilà comment je me représente naïvement le chercheur universitaire : toujours plus haut pour toujours plus. Heureusement, certains se prennent au jeu de leur recherche pour elle-même et deviennent passionnants à entendre... et utiles.
En quoi notre université Freinet des praticiens affrontés à la complexité se positionne-t-elle différemment ?
Elle est le fait de ceux qui ne renoncent pas encore, qui ne se satisfont pas de l’état actuel des choses, qui pensent qu’on peut les améliorer, mais qui ont besoin de théoriser leur propre pratique pour essayer d’être plus efficaces et de mieux répondre aux besoins des jeunes dont ils connaissent la difficulté à se situer dans cette société qui déraille et qui les conduit, parfois même, à refuser de vivre. Freinet a toujours recommandé de prendre les choses dans leur complexité. Mais on sait depuis longtemps qu’il est dépassé. Écoutez :
« Or, la compartimentation des disciplines rend incapable de saisir « ce qui est tissé ensemble », c’est-à-dire, selon le sens originel du terme, le complexe, la connaissance qui sépare, brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes. Elle atrophie la compréhension, la réflexion et la vision à long terme. Son insuffisance pour traiter les problèmes les plus graves constitue un des problèmes les plus graves que nous affrontons.
La compartimentation du savoir comporte des effets éthiques négatifs : chaque enseignant tend à se considérer comme souverain d’un champ disciplinaire, voit avec antipathie tout intrus, voire tout rival. Plutôt que temple voué à l’esprit, l’Université est souvent le champ clos de haines incroyables. » (2)
Quand je dis que l’une de nos caractéristiques essentielles, c’est d’être des praticiens-trouveurs, je déclenche toujours l’hilarité. Qu’est-ce que ça a de drôle ? C’est pas distingué ? C’est hors-statut ? Le « chercheur » a un but, un point dans l’avenir qui l’empêche de s’écarter de son projet initial II s’y maintient à tout prix. Et, au bout du compte, c’est rare qu’il n’ait pas raison à l’intérieur du cadre strict qu’il s’est défini. Mais à quoi ça nous sert puisqu’il a laissé de côté un nombre considérable des données que l’on rencontre dans le boulot. C’est un peigne pour chauve. Ah ! si nous étions des précepteurs, cela pourrait nous servir. Mais ce n’est jamais le cas.
À l’opposé, le trouveur trouve souvent sans l’avoir fait exprès : la plupart du temps, cela s’est imposé à lui sans qu’il n’y prenne garde. Soudain, cela lui saute aux yeux. Il était parti sur une piste de réflexion et brusquement, un élément nouveau, un événement l’oblige à revoir le système qu’il avait commencé à se construire. Ce qui le fait parfois rager. Par exemple, il veut observer un tâtonnement particulier. Mais, pressé d’aborder le nœud du problème, il essaie de régler rapidement leur compte à de petites considérations préalables et mineures. Et il ne réussit pas à s’en dépêtrer car rien n’est jamais simple, jamais linéaire dans les comportements humains. II lui faut alors se résigner et essayer de mener de front le troupeau des idées Et, alors qu’il pensait traiter la question en 3 pages, il lui en faut 20 pour commencer à voir un peu plus clair Cependant, de cette façon, il apporte sa part à la communauté des praticiens pédagogiques. Il la verse au commun creuset.
On ne nous a jamais habitués à penser de cette façon. Actuellement encore, dans les IUFM, on apprend à composer une leçon : notion à faire acquérir, méthode utilisée, matériel à prévoir, activité à susciter, comment évaluera-t-on ?, exercices de consolidation... Cependant, on est plus moderne : on ne dit plus « leçon », mais « séquence » ! Alors que c’est ce qui se faisait dans les Écoles Normales, il y a plus de 60 ans. Mais si je dis :
« La réforme de pensée est une mission sociale clé : former des citoyens capables d’affronter les problèmes de leur temps. Elle permettrait de freiner le dépérissement démocratique que suscite, dans tous les champs de la politique, l’expansion de l’autorité des experts, spécialistes de tous ordres, qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens. » (3)
Vous n’allez pas le croire parce que je ne suis pas une Grande Personne. Cependant, il nous faut nécessairement réformer notre pensée. Nous avons en particulier besoin de comprendre la complexité. Nous n’avons été nullement préparés à cela parce que nous avons été formés par des « séparationnistes ». Certes, nous pouvons trouver des idées dans des livres de recherches pointues, mais elles ne peuvent nous être utiles qu’en post-lecture, c’est-à-dire lorsqu’on s’est déjà mis en marche.
Le mieux, pour nous ouvrir l’esprit, c’est de commencer par regarder tranquillement, objectivement, des séries de documents issues de nos classes, mais recueillies avec un maximum de précautions pour se rapprocher au plus près de l’authenticité. Il nous faudra, d’abord, se méfier de nous-mêmes. Cependant, comme on n’a d’autre but que de comprendre un peu mieux ce qui se passe dans nos classes, nous risquons beaucoup moins de polluer, à l’origine, nos sources. Il n’y a même pas besoin de penser à une possible publication, mais de s’arranger pour que l’on puisse confronter des points de vue, des comportements et des réalisations. Du moins, pour ceux qui ont comme principal souci d’améliorer l’enseignement en aspirant à une écologie de l’éducation.
Cependant, il se pourrait que, sans l’avoir cherché, nous nous trouvions sur une ligne pleine de promesses. Nous n’y avons d’ailleurs peu de mérite puisque c’est la position de Freinet qui, dès le début, s’est placé dans la globalité et la complexité. On y revient d’ailleurs :
« En fait, la notion grecque de cause à effet qui nous a permis d’explorer une partie de l’univers n’est pas considérée comme la réponse pertinente exceptionnelle. Tout aussi importante est la logique des systèmes dans laquelle il n’y a ni début ni fin, mais des interactions multiples, des relations complètement interconnectées.
La division traditionnelle des sciences ne correspond plus à la réalité de la recherche. Nous avons besoin d’un enseignement qui reprenne l’idée de globalité. Les élèves doivent comprendre très tôt qu’il n’y a pas de vérité absolue, pas de relation directe de cause à effet, mais des systèmes complexes.
Je crois donc que nous, Français, avons vraiment une révolution culturelle à faire pour entrer dans l’ère scientifique de la complexité et de la globalité.
...Rapprocher les grandes écoles et les universités et y introduire l’innovation comme fondement de l’enseignement...
...Je suis prêt à casser un certain nombre de choses, mais dès qu’on touche le problème des mentalités, il faut y aller très doucement. La dérigidification de l’éducation nationale, c’est la dérigidification des esprits. » (4)
Sur le plan des approches scientifiques, cela fait déjà de longues années que des équipes freinétistes se sont installées dans cette perspective.
Dans cette société qui va si vite, l’innovation devrait être le fondement de l’enseignement. Elle ne peut évidemment s’imposer d’en haut. Il faudrait que soit communiqué tout ce qui peut se faire de positif, non pour en faire un modèle, mais pour créer un climat de recherches de terrain. Sur le plan des mentalités, nous avons commencé depuis longtemps à nous transformer et à nous désengluer de nos conditionnements intellectuels. Cela ne s’opère jamais sans difficulté. Notre principal atout en cette affaire, c’est qu’il nous est impossible de rester insensibles à la situation des jeunes de maintenant, alors que nous pensons pouvoir faire quelque chose. L’indignation, la réflexion politique et philosophique, la colère facilitent le travail de remodelage intérieur et nous poussent à rejoindre tous ceux qui se sont mis également en marche. Il ne nous reste plus qu’à continuer dans cette voie en espérant qu’il y aura également une révolution dans la formation initiale, formation où nous devrions avoir une certaine place. Espérons que les responsables le comprendront.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°95, Décembre 1997, p.15-17
(1) HAMON Hervé, Monde de l’éducation, octobre1997
(2) MORIN Edgar
(3) MORIN Edgar
(4) ALLÈGRE Claude, Monde de l’éducation, octobre1997