Un camarade m’écrit :
« C’est beau, les considérations théoriques, mais pratiquement ? »
Pratiquement, afin de pouvoir rentrer dans de nouvelles considérations théoriques, je donne un exemple concret de ce qu’on pourrait faire, un jour prochain.
Un certain matin, Eugène Guillou, 606, me donne le texte suivant :
« Les oiseaux pondent des œufs ; il en sort des petits qui grandissent et qui pondent des œufs. Il en sort des petits et ça continue, toujours comme ça. »
Si nous avions donné ce thème à Aragon, Desnos, Supervielle, Rabelais, Bossuet, Racine, La Fontaine, Teilhard de Chardin, Jean Rostand, Vendrely, etc., nous en aurions eu cent développements différents.
Dans notre classe, ça a tourné dans le sens de l’infini grâce à notre philosophe : Laurent, 706. Mais nous aurions pu, tout aussi bien, aborder la théorie évolutionniste qui aurait, au moins, le mérite d’apaiser les enfants pendant un bon moment ; ces terribles enfants qui veulent toujours savoir :
« Mais le premier homme, comment a-t-il été fait ?
– Et la première vache, le premier cochon, la première fleur ? »
Mais nous aurions pu également rejoindre Desnos :
« Ça peut durer très longtemps
Si on ne fait pas d’omelette avant. »
À partir de ce texte, que pourrait-on faire ?
D’abord fallait-il ne rien faire et se précipiter goulûment sur les fautes d’orthographe et les fautes de français ? Fallait-il laisser la découverte inexploitée alors que les bénéficiaires en puissance étaient nombreux ? Et pourtant, il était impossible d’exploiter le thème dans toutes les directions. Fallait-il le tirer dans un sens plutôt que dans un autre ? Et comment choisir ? Cruel multilemme !
Par chance, à mon avis du moins, le maître n’a pas à choisir, du moins pas encore. Il n’a pas à attirer le thème dans son orbite. Il doit se contenter de suivre, et c’est très reposant.
L’enfant doit lire ou dire son texte et on laisse les réflexions se déchaîner. Sur un tel sujet et dans un climat de liberté d’expression, ça manque rarement de se produire.
Cependant, par suite d’une mauvaise diction de l’élève, il n’y a quelquefois aucun rebondissement. Alors, le maître peut lire trois fois le texte : légèrement, sérieusement, ironiquement et ça peut partir dans un sens ou un autre, mais dans une direction voulue par la classe et non par le maître.
Et, s’il n’y a aucun prolongement, on garde le texte dans sa simplicité dense en essayant, peut-être, de le concentrer encore davantage.
Ainsi, à partir d’une même idée on pourrait avoir : une comptine, un aphorisme, un proverbe, une poésie, une dissertation philosophique, une satire, une églogue, un virelai, un poème en douze chants, une chanson libre, un dialogue, un opéra, un drame ou un texte libre.
Et cette dernière solution est souvent la meilleure. Mais c’est, à mon sens, cela la part du maître : faire atteindre à la pensée de l’enfant le plein de ses possibilités. Il y a donc le texte de tous les jours que l’on mène assez facilement à son terme et l’idée exceptionnelle (une seule par année, quelquefois) à laquelle on doit consacrer tous ses soins afin qu’elle puisse croître en perfection et en beauté. Et cela donne un bel album.
L’éducateur devrait être armé pour recevoir au mieux la pensée des enfants telle qu’elle se présente et pour aider l’enfant et les enfants à la fixer, sans la détruire, dans des formes qui conviennent à l’esprit de la classe de cette année-là, de ce jour-là.
La vie a mille manières de se présenter à nos élèves et ceux-ci ont mille manières de la recevoir. Je dis bien : mille, parce que chaque enfant suivant l’heure, le jour, le déjeuner copieux ou insuffisant, le baiser du matin, la couleur du ciel, le coup de poing reçu, le rire partagé, le silence éprouvé, le rêve continué ou disjoint... est sensible à tel ou tel aspect des choses.
Alors, l’éducateur, qui a la chance d’avoir beaucoup vécu, doit avoir l’esprit large, très large : un esprit d’une largeur incommensurable. En effet, il est bon qu’il ait déjà une petite expérience de ce qui va être dit ; il faut qu’il comprenne, qu’il saisisse pour qu’il puisse se mettre à la fois en avant de la pensée qui s’exprime afin d’offrir au besoin les perspectives indispensables et en arrière pour entretenir l’élan, pour aider aux passages difficiles et permettre à la pensée en marche d’aller jusqu’à son terme.
Alors, déjà, pour accueillir chaque idée et la reconnaître pour elle-même, il faut une grande réceptivité, une habileté, une plasticité d’esprit. Mais en outre, pour aider à ce qu’elle s’exprime réellement, entièrement et avec originalité, il faut une certaine habileté et surtout une grande culture dont l’École Normale ou le Lycée n’a pas voulu ou n’a pas su nous nantir.
Pour l’enseignement du français, il est donc beaucoup demandé au maître. Les conditions favorables dont il devrait bénéficier pour remplir au mieux sa tâche sont encore du domaine de l’avenir. Pour obtenir la disponibilité et la culture nécessaires, il faudrait plus de bibliothèques, moins de 25 élèves, moins de tâches sociales ou familiales, plus de loisir pour la culture, la détente et la santé indispensables.
Oui, tout cela c’est pour demain. Et les enfants le connaîtront. Alors, dès maintenant on peut lutter, ça en vaut la peine.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°5, la part du maître, 1er décembre 1961, p.23
Repris dans Coopération Pédagogique N°156, juin 2007