Nos stages techniques que nous développerons en les perfectionnant l’an prochain, nous permettent et nous permettront de mieux sentir le pouls de la masse de nos adhérents qui pourront dans ces stages, mieux exprimer leurs points de vues, nous le savons, essentiellement divers.
Je reviens du stage de Nantes, nous écrit Le Bohec, stage passionnant s’il en fut... Et il note quelques-unes de ses réflexions :
L’enfant, soumis à un milieu donné, perçoit ce milieu par le canal des sens et exprime cette perception par des techniques ou moyens que l’on pourrait appeler langages, ce mot étant pris dans le sens large de moyen de communication. Mais il reçoit tant d’impressions du monde extérieur qui vient à lui sous une forme si complexe, qu’il a besoin non d’un seul et étroit moyen d’expression, mais d’un grand nombre de « langages » qui se complètent et s’interpénètrent.
Dans son souci de libération, l’éducateur doit se préoccuper de faire acquérir à l’enfant un très grand nombre de moyens d’expression et sous la forme la plus efficiente, afin que l’outil rende au maximum.
Maintenant, il serait peut-être utile de rechercher d’abord quelles sont ces techniques d’expression. Il y a le geste, la parole, le bruit et le son, le graphisme, la couleur, la forme... qui conduisent aux formes supérieures, telles que le mime, la danse, le théâtre, la poésie, le rythme, la musique, le dessin, la peinture, la sculpture, etc. Tout ceci est contenu dans le mot « Art ».
L’école traditionnelle s’est attachée à développer uniquement la parole représentée par les mots. L’éducateur moderne, s’il veut être éducateur total, doit s’attacher également à la culture des autres moyens de libération. La tâche est d’envergure.
Tout d’abord, une question se pose. Comment faire ? Comment procéder ? Un seul moyen, l’expression libre. L’enfant part de lui-même. L’éducateur l’accompagne au début, il l’aide dans les passages difficiles, puis peu à peu, au fur et à mesure que les obstacles rencontrés et surmontés ont donné au grimpeur une confiance illimitée en ses moyens, il le laisse poursuivre seul son ascension vers les cimes.
Je crois qu’il serait bon de préciser quelles sont les méthodes « naturelles » d’acquisition des moyens d’expression ou des moyens de connaissance (car l’enfant donne et reçoit).
Pour la « méthode naturelle de lecture », nous avons très bien compris la succession des étapes : dessin, écriture, lecture, mais pour les autres techniques, quelles sont ces étapes ? Par exemple, pour la musique, est-ce bruit, parole, chant, son, lecture musicale, écriture musicale ? Et pour l’expression par la forme : modelage, plâtre, pyrogravure, sculpture, etc. ? Nous avons besoin de voir clair.
Du point de vue « connaissance de l’enfant », il serait intéressant d’enregistrer par exemple en ce qui concerne le langage parlé, le processus d’acquisition de la parole.
Quel est le mode d’apparition des faits ? Quand ont lieu : la perception, la communication, le souci de connaissance, et l’accès à la forme supérieure de tel ou tel moyen d’expression ?
Je vois la nécessité de rechercher quelle est la méthode naturelle d’acquisition de tous les « langages », de souligner l’erreur commise par la scolastique, de faire voir quelle pourrait être la « méthode globale » utilisable dans nos classes et la « méthode naturelle » utilisable pour nos enfants seulement, ou ceux des classes maternelles.
Paul Le Bohec
Le Bohec s’excuse d’avoir des idées peu précises. Je trouve moi qu’il les a au contraire lumineuses et qu’il trace ici notre programme de travail tel que nous le concevons.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’École traditionnelle ne donnait à l’enfant aucun moyen d’expression, et parmi les instruments de la culture, elle ne considérait que la langue écrite. Nous en avons fait, nous, un moyen d’expression. Mais nous avons dit bien des fois que ce moyen d’expression s’avère tout à fait insuffisant dans la complexité de notre société moderne. Aussi, nous appliquons-nous à révéler à l’enfant et à mettre à sa disposition :
- le dessin et la peinture ;
- les jeux dramatiques et les marionnettes ;
- le disque et le magnétophone ;
- le cinéma ;
- la radio ;
- le découpage ;
- la musique ;
- la danse ;
- la sculpture, le modelage et la céramique, etc.
Pour chacun de ses moyens d’expression, nous mettons au point les outils et nous nous appliquons à préciser nos techniques d’emploi. Le travail est en cours. Nous le poursuivrons.
Nous apparenterons d’ailleurs à ces techniques d’expression, les techniques de connaissance et de recherche qui permettent à l’individu de maîtriser la nature autour de lui : calcul, histoire, géographie, sciences.
Et nous avons là tout notre programme, non plus scolaire, mais vivant, préparant la vraie culture du peuple de demain.
Il ne s’agit pas d’ailleurs de rendre chacun de ces élèves maîtres dans l’ensemble de ces moyens d’expression. Il y a pour chaque individu un moyen d’expression favori, celui qui lui réussit le mieux. Il peut, selon ses aptitudes, avoir d’autres cordes à son arc. Mais ce qu’il faut c’est que l’école ne limite pas les possibilités d’expression et offre donc une gamme étendue de techniques. Nous aurons alors dans nos classes, comme nous les aurons demain dans la société : l’écrivain et le poète, le dessinateur et le peintre, le mime et le comédien, le bon parleur, le danseur, le musicien, le modeleur, l’historien, le calculateur, le géographe et le scientifique. Et tous seront maîtres en leur art, avec brevet, ils auront la fierté de leur efficience qui illuminera leur vie et ils participeront à une symphonie qui harmonisera leurs efforts. Voilà l’aspect exaltant de l’école que nous préparons.
Célestin Freinet et Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°2, rubrique Questions et réponses, 15 octobre 1951, p.46-47