Il y a deux manières de planer. Je les ai expérimentées toutes les deux : j’en puis parler.
La première, c’est de dominer sa classe de très haut. On en cherche le centre de gravité et on peut asseoir tranquillement son enseignement en donnant une allure moyenne, afin de ne pas trop ralentir les purs-sangs ni essouffler les percherons.
Hélas ! j’ai dû déchanter. À l’usage, je n’ai pas trouvé cette allure moyenne parce qu’elle est fonction de facteurs multiples, sans cesse changeants. J’avais beau pester, je ne parvenais pas à trouver une fois pour toute l’équilibre idéal. On peut peut-être nourrir deux mille poules en se basant sur une ration moyenne, mais pas des enfants.
Car il ne s’agit plus maintenant de nourrir, de jeter une provende en espérant qu’elle sera assimilée d’une manière ou d’une autre. Notre époque exige de l’éducateur une ambition beaucoup plus haute.
Maintenant, il n’est plus possible de planer. Il nous faut descendre à chaque fois qu’on le peut au niveau à partir duquel chaque enfant devient divers.
La seconde façon de planer, c’est de se libérer des contingences locales et administratives et de se comporter comme si la classe dans laquelle on exerce est totalement détachée des autres classes de l’école, du milieu naturel, du village administratif et humain et des autorités académiques.
Cela je l’ai fait aussi. J’ai eu de la chance de pouvoir, sans contrôle excessif, poursuivre des expériences. J’en savais intuitivement le bien-fondé, mais j’aurais été incapable de les justifier. J’étais jeune à ce moment et peu disposé à m’arrêter dans la voie de l’École Moderne pour des incompréhensions ou même des oppositions[1]. J’aurais même été assez tenté par la palme du martyre. Hélas, cette attitude peut séduire quelques jeunes, parmi les meilleurs peut-être, mais on ne saurait fonder une pédagogie de masse dans de telles conditions.
Et puis, ceux qui ont mission de nous contrôler ne nous sont pas obligatoirement défavorables, Ils doivent nous juger. Sur quoi nous jugeront-ils ? Nous faisons sa place à la vie, aussi y a-t-il une certaine part d’improvisation. Ce qu’il faudrait montrer c’est que la classe est organisée en fonction de cette place que nous faisons à la vie. Ce serait déjà un premier point et l’apparence d’improvisation effraierait moins. Mais il faudrait donner aussi des preuves tangibles de nos activités. Alors on nous approuverait peut-être de ne pas nous contenter d’un enseignement qui fonctionne avec un rendement de 10 %, le reste servant à chauffer l’atmosphère. Et puis nombreux sont ceux qui se rendent compte que l’époque exige maintenant plus et autre chose et que c’est peut-être nous qui l’apportons[2].
Donc, d’une part, il faut descendre au niveau de chaque enfant afin de le libérer sur le plan de la santé mentale et de développer sa santé intellectuelle et physique par un enseignement à sa mesure.
D’autre part, il faut rassurer et obtenir des résultats.
Ces deux exigences de rendement profond et de rendement visible sont-elles contradictoires ? Ce n’est pas prouvé : quelques camarades de l’École Moderne se sont penchés sur ce problème et ont trouvé au moins un commencement de solution : c’est le planning.
J’en expose ici une conception, valable surtout pour les petites classes, d’autres camarades se chargeront de préciser, de confirmer ou d’infirmer ce que j’avance.
Intérêt du planning - Pour le maître
1) Dans les pays à fortes exigences, dans l’intérêt du maître, des élèves, des Techniques Freinet, de l’École Laïque, le maître a besoin de sécurités. Il faut qu’il puisse présenter au contrôle d’autrui et au sien propre un tableau complet des activités passées, présentes et futures de sa classe, tableau qui puisse se lire en un clin d’œil.
2) Le maître École Moderne, le débutant surtout, peut être submergé par le nombre de techniques qu’il lui faudrait pratiquer dans sa classe.
Le planning permet la synthèse, il permet d’y voir clair : il favorise l’expérience tâtonnée du maître qui essaie d’abord quelques techniques qu’il inscrit peu à peu dans son comportement et en fait d’abord des règles de travail, puis des techniques de travail. Le sillon Freinet s’élargit avec le nombre de socs que le maître, rendu de plus en plus puissant par l’expérience peut accrocher définitivement à sa machine après les avoir, d’abord, fixés provisoirement.
3) C’est un outil de libération de l’éducateur qui, décomplexé, désinhibé, peut se consacrer plus efficacement et plus positivement à sa tâche,
4) Le planning généralisé à dix marches que je propose, permet d’éviter l’éparpillement et l’incohérence des brevets qui est un peu affolante : il y a assez de causes de dispersion dans la vie de l’éducateur pour qu’il ne se trouve heureux d’une systématisation utile, bien reposante dans sa simplicité.
5) C’est un moyen d’établir rapidement le plan de travail de la semaine parce qu’il fait constamment le point des activités de chacun.
6) C’est peut-être aussi, pour le maître, le moyen de préparer la « terre où, comme il arrive déjà, c’est pour savoir et être, plutôt que pour avoir que l’on donnera sa vie » (Teilhard de Chardin). Entre parenthèses, il faut déclarer la guerre à ce verbe avoir. On a trop dit aux enfants :
« Travaille mon petit, pour avoir une bonne note, pour avoir une bonne place, pour avoir les félicitations de tes bons professeurs, pour n’avoir pas de punitions, pour avoir ton certificat, pour ne pas avoir de pot de colle, pour avoir un vélo si tu réussis, pour avoir une bonne situation, pour avoir une meilleure place que le petit voisin dont les parents crânent de trop... »
Toujours pour avoir et jamais pour être.
7) Le fait de planifier pourrait effrayer ; comment peut-on planifier le subtil, l’impalpable, l’indicible, le dramatique ? Pour beaucoup d’esprits, planifier c’est enfermer l’homme dans des cadres rigides, c’est l’étouffer. Il est bien vrai que dans beaucoup de pays on travaille à assurer d’abord les conditions matérielles du bonheur. Il ne faut pas faire fi de ces conditions matérielles. Et ce n’est pas mauvais de préférer qu’elles soient bonnes pour tous au lieu de quelques-uns. Il est certain qu’une organisation plus rationnelle de l’enseignement – et de la société – produit des êtres plus équilibrés, plus aptes à supporter les tares d’une pédagogie encore dogmatique (il n’y a plus alors qu’un manque à gagner).
Mais nous, nous sommes en France et il nous faut faire maintenant face à un problème (parmi tant d’autres). L’enfant français de 1960 n’a plus beaucoup de choix. L’école peut être son dernier recours. Il faut qu’elle le soit.
Ainsi le planning peut avoir plusieurs fonctions. Il peut aider à faire la part du feu vis-à-vis des mécanismes et des contrôles afin de libérer le maître et l’enfant pour que ce dernier puisse, quelque part dans sa vie, être lui-même.
Et que celui-là puisse consacrer son temps et sa science à développer, non pas des connaissances comme c’était son rôle en 1900, mais de faire naître et mûrir des qualités de l’être humain autrement subtiles telles que : l’esprit scientifique, le sens mathématique, le sens artistique etc.
Mais ce planning, de quoi est-il fait ?
Dans ma classe, de quatre panneaux verticaux en contre-plaqué de 1 mètre de haut sur 1,40 mètre de large (cette dernière dimension est arbitraire ; c’est l’espace qui sépare les deux fenêtres). Il me semble que le mètre en hauteur est recommandé, au moins pour les petites classes parce que plus lisible.
Ces panneaux sont quadrillés à la craie par des lignes séparées de un décimètre.
Le long des lignes verticales progressent des gommettes dont la forme et la couleur combinées n’appartiennent qu’à un élève (chez moi, centimètres carrés de couleurs différentes : on pourrait prévoir des rectangles, triangles, étoiles etc.). On trouve ces gommettes encollées dans le commerce (pochettes pour travail manuel). Ces lignes verticales peuvent être appelées échelles : il y a une échelle par matière considérée.
Naturellement, ce côté matériel est aisément améliorable (un jour prochain des éditeurs astucieux s’aviseront de réaliser des plaques de métal sur lesquelles pourront se déplacer des pions de métal aimantés). Mais ceci est de peu d’importance.
Je crois qu’Honoré Lalanne a des panneaux d’isorel mou dans lequel il peut planter des épingles.
(À suivre)
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°3, 1er novembre 1960, p.6-7
[1] Après le coup de bélier initial de Freinet qui a entamé l’équilibre de la vieille machine, des coups de boutoir secondaires ne sont pas inutiles, mais l’opiniâtreté patiente et prudente des termites obtiendra peut-être plus sûrement les changements nécessaires,
[2] On a le droit d’essayer tout ce qu’on veut, mais on n’a pas le droit d’échouer !