Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Jalons pour une école présocialiste de neuf ans

Ce que je voudrais vous soumettre aujourd’hui ne résulte pas uniquement du voyage en R.D.A. que nous avons effectué à Pâques. Disons qu’il a simplement cristallisé des idées qui sont très anciennes puisqu’elles prennent essentiellement leurs sources dans l’Éducation du Travail et Psychologie Sensible. Il y a peut-être, en plus, Marx seul le sait, un moment historique. C’est pour cette raison que j’ai mis à cet article ce titre qui se voudrait accrocheur.

Pourquoi présocialiste ? Parce que nous ne sommes pas en régime socialiste. Mais nous pouvons dès maintenant mettre nos idées, et nos réalisations pratiques en commun pour essayer de discerner des perspectives.

Pour parler franchement, le bouillonnement actuel de l’École Moderne me saoule un peu. Et j’éprouve le besoin personnel de faire le point. Peut-être certains camarades en ressentent-ils la même nécessité. Quel sera l’impact de notre travail ? L’avenir nous le dira. Ce n’est pas l’important pour l’instant. L’important c’est qu’il soit juste, qu’il soit fondé, qu’il soit chargé d’un coefficient maximal de vérité. Le reste ne dépend pas de nous, mais des situations, des tensions, des contradictions historiques du moment.

Pourquoi école de neuf ans ? Parce que l’on peut situer la réflexion à l’intérieur des structures actuelles. Et aussi parce que je m’adresse principalement à des instituteurs dont les expériences au primaire et aux CEG-CES sont suffisamment anciennes. Pour l’école élargie (Seconde – Première – Terminale) c’est un autre problème. L’école maternelle est évidemment à considérer également et même fondamentalement. Mais le problème de l’école de 6 à 16 ans existe puisqu’il s’étale tout au long de la scolarité obligatoire. Ah ! C’est vrai, il concernerait alors également la classe de seconde. Et nous aurions l’école de 10 ans. Bon. Mais, comme disent les speakerines, nous n’en sommes pas encore là.

En réalité, c’est surtout au niveau de l’école primaire dont j’ai la seule expérience, que j’aimerais d’abord poser le problème.
Pour plusieurs d’entre nous, l’école primaire, c’est l’école du rééquilibre et aussi l’école de base, l’école des départs. Mais ce n’est pas assez de le dire : il faut étudier la question dans les détails. Nous sommes particulièrement bien placés pour le faire, car nous avons beaucoup d’expériences à notre actif et la possibilité d’une large confrontation. Cependant avant de foncer étourdiment, il faut tracer quelques directions de réalisation. Voici celles que j’ai cru pouvoir dégager de la pratique de l’École Moderne. À moins que je ne les ai rêvées.
– II y a des moments privilégiés pour la découverte et l’accès à la loi. Après, il est trop tard. Et l’avenir se trouve rétréci.

– Une vraie expérience est tellement importante pour l’avenir qu’on peut rêver de multiplier à l’infini les expériences vraies. Et dans un premier temps, en avoir uniquement souci. Il faudrait que l’on s’ingénie à donner à l’enfant un soubassement de mille expériences de tous ordres sur laquelle sa personnalité pourrait se construire harmonieusement (expériences manuelles, intellectuelles, abstractives, sociales, expressives, etc.).

– Les individus sont divers. Ils ont des constitutions, des constellations familiales, des conditions économiques, des premières enfances différentes. Chaque individu est unique : on ne sait pas par avance quels domaines peuvent essentiellement lui convenir. Il faut les offrir tous. Exemples : sans l’électricité, Yvon ne se serait pas épanoui. À Jean-Paul il a fallu la clownerie. À Gérard l’écriture ; à Stéphane le basket ; à Joëlle les histoires parlées ; à Ghislaine la peinture ; à Pierrick la mathématique.

– On pourrait songer à des expériences détachées les unes des autres.
Mais il vaut mieux, quand cela se peut, qu’elles soient incluses dans des constellations.
Exemple : on pourrait autoritairement imposer la manipulation des ciseaux, le tracé des lignes, le travail du carton, la création de volumes, la fabrication de solides géométriques, l’étude de l’architecture, de l’urbanisme. Et cela avec un certain profit. Mais quels profits multipliés apporte l’existence d’un atelier de carton libre. L’activité carton sera riche parce qu’elle s’inscrira sur des motivations profondes, sur une possibilité de compensation et de sublimation telle que l’être acceptera facilement de se plier aux nécessités du travail : mesures pour tracer les rectangles d’une maison ; maîtrise des idées mathématiques utiles (parallèles, plans perpendiculaires, disque, cylindre) ; maîtrise des idées scientifiques (polygone de sustentation, optique) ; maîtrise de l’outil (ciseaux) par manipulation forcenée, etc. Si l’atelier de carton libre n’existe pas, rien de cela ne démarrera.

– L’étendue de tout ce qu’il faudrait réaliser peut effrayer. Heureusement on peut faire des économies. Si l’activité de collage est intense, il n’est pas besoin de chercher ailleurs pour le tâtonnement des surfaces. Si par contre c’est la mosaïque qui convient mieux à tel âge et qui est plus facile à réaliser par tous les maîtres et tous les enfants, alors c’est à cela qu’il faut songer. Le collage n’exclut pas la mosaïque, ni la mosaïque le collage. Mais il faut se soucier de l’un ou de l’autre. Pour moi le collage est plus riche, moins froid au départ. Par la suite la mosaïque peut être une activité dérivée qui se greffera ou non sur le tâtonnement initial.

– Car il n’est pas nécessaire de faire toutes les expériences mais seulement les expériences de base. Si on a la maîtrise des ciseaux on possède en même temps les activités dérivées qui se détachent du tronc principal par l’addition de paramètres. Exemple :

Ciseaux et par extension :
sécateur
ciseaux à découper
cisailles
instruments à deux branches
tenailles - pinces.

Car chaque instrument, chaque activité a plusieurs composantes. On ne pourra certainement pas séparer nettement les maîtrises à assurer : il y aura nécessairement des recoupements. Mais l’essentiel c’est que l’on n’oublie pas les secteurs, les troncs principaux. Et puis l’école n’est pas toute la vie. Qu’elle fasse son boulot de lancement étendu ! C’est son devoir. Qu’elle propose, l’enfant (l’homme) disposera. Mais qu’il puisse le faire en connaissance de chose, après y avoir vraiment goûté.

Technologie
Dès le cours préparatoire ! C’est un choix extrêmement important et extrêmement significatif. Pendant l’école de neuf ans, tous les enfants (sauf les cas extrêmes) ont la même formation polytechnique.

Actuellement on ne considère absolument pas l’habileté manuelle des enfants. Elle n’entre en ligne de compte qu’au C.E.T., quand toute autre possibilité a été refusée (et encore, quand l’enfant peut rentrer au C.E.T. !). Je veux dire qu’on sélectionne uniquement l’intelligence verbo-conceptuelle. Et les autres éléments de la personnalité (intelligence pratique – création artistique – sport) ne peuvent intervenir pour l’équilibrer. Parce qu’ils ne sont pas reconnus.

Il y a actuellement une ségrégation scandaleuse entre les manuels et les autres. Tout le monde devrait être peu ou prou de toutes les parties. Et cela supprimerait les classes de transition et une très grande partie des classes de perfectionnement. Naturellement il faudrait une technologie adaptée. On devrait faire au CP, par exemple, les tests de résistance de matériaux (papier, carton, matière plastique) utilisés dans l’industrie. De même il faudrait qu’il y ait un accès aux sciences économiques, dès le départ. Et à toutes les sciences.

– Deux parties dans l’année scolaire :
Jusqu’à Pâques, libre déroulement de la classe suivant nos principes.
Après Pâques, veiller à ce que certaines expériences essentielles à cet âge n’aient pas été oubliées. Mais comment les déterminer ? On pourrait s’appuyer sur des tests. Mais dans le cadre de notre pédagogie, ils se révèlent souvent faux. Ainsi, pour le test du bonhomme, nos enfants ont deux ou trois ans de plus parce qu’ils ont pratiqué le dessin libre. Dans cette optique, la plupart des seuils de Piaget sont à revoir.

Nous, nous pourrions déterminer scientifiquement ces expériences par le recensement, la confrontation de ce qui se passe « naturellement » (génétiquement) en pédagogie libre à chaque niveau.

Il faudrait que chacun dise ce qui marche naturellement chez lui. Ainsi au CE2 chez moi, le basket commençait à bien marcher, mais il serait peut-être plus de l’âge du CM1. Quant au foot, on n’a pas à s’en préoccuper. Pour les garçons tout au moins car, dès la maternelle, il apparaît spontanément (s’il y a des ballons et de la place dans la cour). Le basket apporte autre chose et en particulier le sens du placement, du démarquage, de l’équipe, l’adresse manuelle. Et pour les filles ça peut être le premier sport collectif (ou le hand).
Le carton peut démarrer au CE2. L’électricité au CE2. La peinture au CP (si la maternelle ne l’a pas déjà fait), etc.

– Il faut d’autre part tenir compte de deux phénomènes. Non seulement il faut permettre à chacun de découvrir la loi avec tout ce que cela comporte d’éléments profondément enrichissants (idées de lois – hypothèse prometteuse – hypothèses en attente – terrains imprévus – flair de la solution – expérience de la recherche, etc.) Mais il faut permettre un commencement suffisant d’intégration de la loi.
À défaut de la loi trouvée, on peut se rabattre sur la loi donnée par autrui. Et lorsque la motivation est suffisante, il n’y a aucun risque à employer alors les livrets programmés, les bandes enseignantes, les cours pratiques, etc.

– Pour ne pas risquer de perdre les bénéfices immenses de la loi trouvée, il faut retarder le plus possible le moment de la loi donnée.
Mais là aussi, il y a une limite. N’y a-t-il pas un moment où il est trop tard ? Ainsi, si à 11 ans, un enfant ne maîtrise pas ses additions par exemple, cela peut l’handicaper dans son développement. Ceci est peut être contestable, mais il y a certainement des situations où « après, il est trop tard ». Certains outils doivent être maîtrisés suffisamment tôt.
Cela nous donne des responsabilités. Et je pense qu’il faut « introduire » ce qui n’est pas « naturellement » venu. Je suis d’ailleurs pour un certain forçage de la liberté (planning de lancement qui assure une première et vraie connaissance de la chose).
Ensuite, on peut choisir plus librement en se basant sur une expérience réelle.
Dans les chances de la vie, il y a les chances de rencontre des introducteurs. Si on n’organise pas ces chances à l’école, il y aura une inégalité profonde qui n’aura rien de démocratique.

Mais trêve de commentaires. Voyons vos réactions vigoureuses et courageuses à cet essai de mise en place des soubassements de la « cathédrale humaine ».

– Ah ! une dernière idée. L’activité inscrite à tel niveau pourra être la systématisation un peu plus poussée d’expériences antérieures. Si l’on met par exemple l’addition en CE2 cela ne voudra pas dire qu’elle commencera à ce niveau mais qu’il sera temps de l’assurer et par conséquent de s’en préoccuper.

Autre exemple, au CE2 cela semble être, pour une camarade et pour moi, le moment de l’épanouissement de la peinture et de la création orale. Il faudra s’en préoccuper. D’ailleurs dans beaucoup de classes elles se seront introduites naturellement depuis longtemps. Mais pour toutes les autres classes, il faudrait qu’on s’en préoccupe absolument à ce niveau sous peine de danger grave pour l’avenir de l’enfant. Maintenant, je vous donne la série (incomplète) des piliers de soutènement de la cathédrale. Ils devraient être tous placés sur la même ligne horizontale. Mais uniquement pour des raisons de mise en page, je les place par lignes séparées. Évidemment, tout ce que je propose est à discuter violemment. Ça pourrait se faire dans les commissions spécialisées.

Mathématique

Le nombre
Homothétie
Vecteurs
Transformations
Équivalence
Probabilité - Etc.

Sciences économiques
Commerce
Épargne
Salaire
Travail

Vie sociale
Coopérative
Phénomènes de groupe
Écoute
Prise de parole

Activités physiques
Gym créée (familles Hébert)
Sport individuel
Sport d’équipe
Danse

Physique
Optique
Chaleur
Astronomie
Mécanique
Électricité

Chimie
Analyse
Composition

Sciences naturelles
Animaux
Un élevage
Une plante
Une céréale
Un arbre
Germination
Fructification

Technologie
Le papier
Le bois
Le métal
Le carton
Le plâtre
Le ciment
L’imprimerie

Langue : écrite - orale
Improvisations
Théâtre à plusieurs
Mise en scène inventée
Diction d’un texte
Langue étrangère
Textes libres vrais
Textes libres d’imagination
Correspondance

Histoire
Idée du passé (hier)
Repères personnels
Objets du passé
Informations sur le passé

Géographie physique
Sols
Reliefs
Hydrographie
Météo
Représentation inventée

Géographie humaine
Le groupe
Le village ou le quartier
Architecture inventée
Urbanisme inventé

Arts graphiques
Dessins et peinture d’imagination
Dessin d’observation
Calligraphie
Traits droits
Compas

Chant libre
Musique sur texte
Texte sur musique
Improvisation : texte et musique

Musique etc.
Vocale
Instrumentale libre
Instrumentale classique

Remarques :
Dans chaque domaine, il s’agirait de trouver la ou les expériences de base. Je dis les expériences parce qu’on pourrait proposer un choix de deux ou trois expériences parmi lesquelles le maître choisirait celle qui convient à ses enfants, à leur milieu, à lui-même.
Tout le monde ne peut pas élever des crevettes ou des marmottes.
Il s’agit bien d’une expérience minimale.
Prenons l’exemple des sciences physiques.

Optique : pour moi, essentiellement : une demi-douzaine de miroirs plans plantés verticalement dans des bols remplis de sable
Chaleur : thermomètres
Astronomie : observation prolongée de la lune et du soleil
Mécanique : engrenages (vieux réveils)
Électricité : piles, fils, ampoules, pinces crocodiles

N.B. Il ne s’agit pas d’une expérience en passant, mais d’une véritable possession par la fréquentation « presque névrotique » des outils ou langages considérés.

Paul Le Bohec, 35 Saint-Gilles

Article paru dans l’éducateur n°19-20, programmes, 15 juin-1er juillet1971, p.5-11