Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Techniques d’évaluation

Réaction de Paul Le Bohec à l’article « Techniques d’évaluation, une première expérimentation »
de Bertrand et Josette Lévi, paru dans l’éducateur n°8 de février 1981

PREMIÈRE LETTRE DE PAUL LE BOHEC
Bon, me voilà en possession de votre travail.
Ce qui m’apparaît immédiatement c’est que, évidemment, on n’a sûrement pas la même façon de considérer le problème. C’est clair, vous donnez une priorité au planning-constat et moi je donne une priorité au planning-lancement.
J’avais inventé ces deux plannings il y a une vingtaine d’années. Freinet et Élise m’avaient immédiatement mis en garde. Ils me disaient : « Ça c’est bien pour toi parce que tu es pondéré, mais tu vas voir ce que certains camarades vont faire de ton planning-constat. »
Et, de fait, on a assisté à une extrême systématisation. Des camarades avaient tout mis en brevets à passer. Et il semble qu’on ne faisait plus que ça en classe. Il faut dire que moi, j’avais posé le problème de la façon suivante : comment concilier la sécurité et l’audace ou, si l’on préfère, comment permettre la recherche, la création, l’aventure sans trop négliger les acquisitions. Or comme ce qui tient au ventre, c’est la peur des contrôles, la recherche de la sécurité et jamais le souci de l’expérimentation, de la création, de l’aventure, de domaines nouveaux, du tâtonnement expérimental, il est naturel que mon système équilibré ait penché du côté de la peur.
Je ressens un peu cette impression en lisant votre travail. Un souci extrême de la vérification des résultats.

 Mais je dois dire aussi que je ne suis pas bien placé pour apprécier votre travail. En effet, je n’ai une expérience que des enfants de 6 à 9 ans et là évidemment la dominante c’est l’ouverture. Mais au CM on doit sans doute avoir plus de préoccupation des résultats.
Je me déclare incompétent pour une autre raison. J’ai quitté le primaire en 70. Certes j’ai vécu des expériences poussées d’autogestion mais au niveau adulte seulement. Alors je ne suis pas capable de dire si les idées d’autonomie de Bertrand sont un prétexte pour une sécurisation ou réellement une recherche du développement de l’autonomie. Je pose simplement la question à Bertrand : c’est lui qui peut savoir vraiment ce qu’il en est.

Mais son idée de développement de l’autonomie est vraiment intéressante et tout à fait en phase avec la situation actuelle. Comme dit Edgar Pisani : « Il faut choisir le dur chemin de l’autogestion. » Et pour cela il faut expérimenter, construire, armer les futurs adultes. Je crois qu’il faut continuer dans cette voie mais en veillant à ne pas exagérer et à permettre aussi d’autres constructions, d’autres élans. Car il faut se poser la question : doit-on être cartésien, ou doit-on se fonder sur la dialectique ? La formation de tous les enseignants est cartésienne et c’est négatif. Il faut du temps avant de s’imprégner et de faire confiance à la dialectique. Quand on fonce, quand on est sur ses pistes personnelles à l’intérieur d’un groupe qui progresse lui aussi dialectiquement, l’essentiel est atteint et les acquisitions s’inscrivent en bénéfices secondaires.

C’est cela qu’on pourrait craindre avec ton système. Tellement de souci de vérifications que ça couperait l’élan, comme un arbitre tatillon qui siffle toutes les fautes même les plus vénielles, empêchant le jeu de se développer. Peut-être qu’en consacrant le dernier mois de chaque trimestre à ces contrôles on trouverait la bonne solution. Et au lieu de pousser celui qui a échoué à recommencer après avoir bûché comme un taré, on laisserait courir et on s’apercevrait que l’acquisition se serait réalisée comme par enchantement.

Car on sait comment les choses s’inscrivent.

Il y a des quantités de choses qui se passent au niveau de l’inconscient. Il faut le laisser travailler librement. La vie m’a appris que lorsqu’on veut une chose, on ne l’a pas et c’est quand on ne la cherche pas (ou plus) qu’on l’obtient. S’il y a constat d’un échec, même léger, il peut y avoir un blocage sur cette question. D’ailleurs la question de la concordance des temps ne se travaille pas ou sans grande chance de succès, mais elle s’acquiert par imprégnation inconsciente. Et pendant qu’on la travaille on marque un temps sur le plan de l’expression et ce qui est le mieux à même d’être en situation psychologique favorable, c’est l’expression, toujours l’expression, sous toutes ses formes ! Car le grammairien, le mathématicien, le scientifique sont des êtres humains et c’est quand ils sont en forme psychologique, en sécurité ontologique, qu’ils sont le plus à même d’utiliser leurs outils intellectuels et de saisir les structures de la réalité qu’ils peuvent alors considérer avec le maximum d’objectivité.

Et puis autonomie dans la conquête des savoir-faire peut-être mais aussi et plutôt autonomie dans la conquête du savoir-être le reste étant donné par surcroît, en prime.

Je sens que je pourrais en écrire deux pages sur ce sujet : autonomie, autogestion de l’expression, de la communication, de la création, de la construction de soi et de la construction de ses groupes sociaux.

« Il faut transformer l’éducation qui ne doit plus être centrée sur les connaissances mais sur la personne et sur les communautés auxquelles elle appartient. Cela c’est la société de la troisième révolution industrielle qui le permet et le demande. » (E. Pisani)

Mais je stoppe car j’écrirais un bouquin.

Je fais la part de ma personnalité qui a toujours plusieurs fers au feu et ne termine jamais rien en une fois de A à Z. Moi c’est A B C A’ B’ A" D E F G C D’ E’ F’ G’ H’ B" C" H I J K D" E" I’ J’ K’ puis soudain LMNOPQRSTUVWXYZ. Et je m’en trouve bien parce qu’il y a tout le travail souterrain de l’inconscient.

Bertrand a une autre personnalité, méticuleuse, organisée, cartésienne. Elle n’est pas inférieure à la mienne, elle est autre et aussi utile. Mais l’un et l’autre on doit se chercher des complémentarités. Par exemple Josette peut apporter la richesse, son intuition, sa créativité, avant le CM. Et les enfants auront ainsi connu les deux. Ça peut être successivement, mais aussi en même temps. Votre couple peut faire un bon tourbillon qui peut fonctionner longtemps. Et le tourbillon c’est la structure du monde.

Après Bertrand, il y aurait le C.E.S. différent de ce qu’il est. Et il y a des enfants style Bertrand, style Josette, et style Paul. Chacun doit pouvoir un peu trouver ce qui lui convient. À nous de veiller au grain et faire en sorte que nos dominantes ne deviennent pas des exclusivités.

Bon je relis votre texte car j’ai pu m’emballer à fond sur mes chemins habituels sans tenir compte de ce que vous avez dit.

Votre organisation aujourd’hui
a) Sur le plan collectif
Bon, vous situez des moments dans la semaine. Mais la semaine n’est-elle pas une unité de temps trop petite ? On n’a pas le temps de décoller qu’il faut déjà reposer les pieds par terre. Et pour atteindre un palier irréversible d’expression il faut plus qu’une semaine.

« Nous prévoyons, nous fixons la date, nous situons. » Voilà bien ce qu’il me restait à dire. Vous installez dans l’avenir des fourches caudines de temps sous lesquelles il faudra passer.

Mais quand travaillez-vous en ouverture ? Point obligé : quand on est là. Quand on ne sait pas ce qui va se passer.

Tout est ouvert aux possibilités, aux déploiements dialectiques, à la globalité. L’idéal étant au point de vue tâtonnement expérimental et conformément à l’être humain.

Ça, c’est la vraie respiration humaine par disjonctions et conjonctions.

b) Sur le plan individuel
À partir de projets personnels.
Mais accepte-t-on les déviations de projets en cours de route, les projets impromptus qui naissent subitement comme par éblouissement. Certains types d’enfants aiment commencer mille choses et s’arrêtent très tôt parce qu’ils devinent ce qui peut se produire.
D’autres prennent les choses les unes après les autres. Il faut aider les uns et les autres à goûter à l’autre attitude.

Pourquoi sanctionner l’invention ? Ça peut être bon cependant pour ceux qui sont trop reproducteurs, ça peut tenter de les solliciter, de les mobiliser et peut-être de leur faire découvrir un domaine qui leur convient.
Là tu as une bonne attitude et tu détruis en deux lignes tout ce que j’ai pu te dire.

Évaluation : tous les jours, brevets ? N’est-ce pas trop systématique ?

Comment vous évaluez le travail aujourd’hui (Échec présumé de J. Bernard)
Je redis ce que j’ai dit. La concordance et la condition ça ne se travaille pas. Certes on peut obtenir un résultat. Mais aux dépens de quoi ? Qu’est-ce qu’on a brisé pendant ce temps-là et qui était précieux ?

En résumé : le contrôle peut être bon pour quelques trucs que l’on estime indispensables (le moins possible) ce qui pourrait gêner vraiment l’enfant pour son développement futur (on choisit de ne pas attendre dix-sept ans pour lui apprendre à lire).
Mais le contrôle doit être léger et non obsessionnel. Et les enseignants doivent apprendre à avoir moins peur et à être très créatifs eux-mêmes et capables de travailler en ouverture.

Nous avons formé un groupe adulte d’autogestion de la communication qui travaille dans ce sens et qui ne sait non plus où il va aller parce qu’il travaille en ouverture pour former les gens à l’imprévisible, ce qui est aussi indispensable maintenant, sinon plus, qu’un contrôle tatillon et exagéré des savoir-faire.
Nous sommes dans un autre monde. Dans la 3e R.I.

Voilà tout ce que j’ai eu envie de vous dire.
Certainement, vous réagirez. Peut-être que Josette sera de mon avis. Amitiés. P.L.B.

DEUXIÈME RÉACTION DE PAUL LE BOHEC
Je suis en train de réécrire ma brochure Des cris décrit d’écrits. Voici comment je procède, tout au moins pour le début. J’écris des chapitres d’une douzaine de pages.
J’écris A. Puis B. Puis C. À ce moment je réécris A, ça donne A’, j’écris D. Puis B’, etc. Voici le tableau.

A B C D E F G
A’ B’ C’ D’ E’
A" B"
C’est-à-dire qu’après avoir écrit F et réécrit D’ je mets au net quasi définitivement A".
Lors de la première réécriture A’ je soumets ce texte à la critique de Jeannette et je laisse dormir pendant ce temps D B’ E C F D’ pour que ça se décante. Et quand j’écris définitivement A", la critique incisive de Jeannette a plus ou moins fait son chemin en moi et je prends une décision ferme en tenant compte ou non de ses remarques. Quand c’est elle qui écrit, c’est elle qui décide de tenir compte ou non de mes remarques offertes avec beaucoup d’amitié (et qui aime bien châtie bien).

Mais on est obligé d’être libre par rapport à la critique parce que l’autre n’a pas toutes les données en main, il n’a pas l’expérience, ni la connaissance des gens, etc.
C’est un peu la même chose avec vous, je vous offre ma critique. Mais c’est vous qui savez s’il faut en tenir compte. D’autant plus que je sens que je ne suis plus dans le coup. Cela fait dix années que j’ai quitté l’enseignement primaire pour me consacrer à la formation adulte. Alors je ne sais plus de quoi il s’agit.

À la première lecture, j’avais ressenti l’intervention de Josette comme une défense de ses positions. Mais curieusement, je ne perçois plus ce ton à la relecture. Au contraire même, je me sens pleinement d’accord avec ce que tu dis.

En ce qui concerne le travail de Bertrand qui démontre qu’il est vigilant sur les points que je soulève, je veux lui suggérer une idée. Celle du renforcement de Skinner. Je le trouve dangereux, mais je te soumets son idée.

Quand il veut faire faire un tour à droite à un pigeon, il guette ce pigeon ; s’il va à droite, il lui donne encore un grain de maïs ; il guette encore, à un nouveau déplacement vers la droite, il donne encore un grain de maïs et ainsi de suite. Et le pigeon apprend ainsi à faire un tour à droite. Après quoi Skinner guette pour recommencer vers la gauche. Et le pigeon apprend ainsi à faire un huit qui lui donne sans doute droit à chaque fois à une récompense (peut-être un seul grain de maïs au bout du huit ; tu vois l’économie).

Pour J. Bernard, tu guettes : s’il réussit un conditionnel, tu fais monter sa punaise sur le planning ou tu lui donnes un ticket. Au bout de dix tickets, tu lui décernes son brevet de conditionnel. Tu l’as conditionné à cela et c’est positif pour lui. Et, en plus, rien de négatif puisque seul le positif est sanctionné. Ça peut évidemment s’étendre à autre chose.

Je reprends tes deux idées.

1. Danger de contrôle sélectif :
Comme l’écrivait Bertrand, il faut toujours se méfier de la scolastique parce qu’elle est toujours tapie au fond de nous. Et encore plus au fond des autres. Je sais qu’il ne faut pas se faire d’illusion, de toute chose, de tout outil on peut utiliser le deuxième tranchant. Et ça ne peut être positivement pris en compte que pour ceux qui savent à quoi ça correspond fondamentalement et qui sont d’accord sur cette base fondamentale.

2. F.T.C., suivi par les plus débrouillards :
Les autres se contentent de la fiche. Eh bien, il y a peut-être des personnalités comme cela qui peuvent être heureuses d’apprendre avec mode d’emploi (c’est la loi donnée). Certaines personnes ne cuisinent qu’avec leur livre à la main. (Moi je mets une demi-banane dans la soupe aux poireaux et pommes de terre.) Mais elles sont bien meilleures cuisinières que moi.

Et peut-être qu’après s’être sécurisé par un apprentissage par fiches fidèlement suivies, ces enfants passeront à la loi trouvée, après un bon matelas d’acquisitions rassurantes. À moins qu’il y ait des domaines où l’on crée et des domaines où l’on suit.

Mais, comme tu le dis, le groupe et les grilles peuvent solliciter à prendre son envol. Car si on fonctionne d’une façon, c’est peut-être à cause des conditionnements familiaux. Et le groupe-classe peut véhiculer une autre attitude idéologique qui est à conquérir petit à petit.

3. Plan de travail hebdomadaire :
Tu crois : l’éparpillement mais c’est peut-être une projection personnelle. Et quand cela serait. Bien sûr qu’il faut tenir compte de soi, de ce que l’on est. Il n’y a pas d’éducateur idéal. Ce qui peut être idéal, c’est la succession des personnalités différentes. D’abord tu fais ce qui te convient. Et puis tu regardes si tu ne pourrais pas un peu l’élargir par rapport à tes conditionnements. Déjà si tu sais comment tu es, comment tu réagis, c’est déjà pas mal. Il te reste à l’accepter tranquillement. De toute façon, quelque attitude que tu choisisses, tu conviendras à certains et pas aux autres. Alors autant que tu choisisses ce qui te convient à toi. C’est d’ailleurs la meilleure façon de bien faire le boulot.

Et puis il y a une dialectique du structuré et du non structuré, de l’imaginaire et du réalisé, du rêve et de la production. Toujours du plaisir, ce n’est pas du plaisir, il faut une alternance. Il faut passer d’une frustration à une saturation qui permet de percevoir une nouvelle frustration, etc. Il faut avoir une vision dialectique des choses. Ce n’est pas ceci ou cela mais ceci après cela ou mieux ceci à cause de cela.

Sécurisation dynamique des brevets. Ça m’apparaît en effet très important que les enfants découvrent visuellement qu’ils sont capables de beaucoup de choses, ça peut susciter ou nourrir leur élan. Et quand l’élan est pris, il n’y a plus besoin de brevet. On ne marche plus pour le regard, on marche sur ses pulsions. Et ça, ça mène loin.

4. Le film proposé par Leboutet :
N’hésite pas à accepter le film, c’est extrêmement important parce que le document direct parle beaucoup plus. Tant mieux, s’il y a un aspect cartésien, c’est par là qu’on peut prendre les gens sans qu’ils songent à dresser des résistances. Et après, c’est trop tard : le ver est dans le fruit. Tu les rassureras parce que tu as l’air sérieux. Moi je rassurais par mes plannings, c’était « scientifique » mais avec un aspect « démens » très important par en-dessous.

Au total, je vois que vous êtes très conscients de ce que vous faites, il n’y a aucune crainte à avoir à ce sujet que c’est beaucoup plus modulé qu’il n’apparaissait au premier abord (d’où ma critique première). Amitiés.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°13, chantier évaluation, 15 mai 1981, p.14-17