Un tel titre devrait susciter bien des protestations. J’espère que la précision que je donne maintenant ne les stoppera pas. En effet, même si j’ajoute « dans la classe », cela ne doit pas suffire pour désamorcer le débat. Il est grand temps de nous pencher sur ce problème du comportement du maître qui est le problème majeur. Et même, en allant au fond des choses, d’aborder enfin le problème de l’être du maître.
Partons, pour commencer, de la place de son expression libre personnelle. On ne saurait voir clair en cette affaire si on ne s’intéresse au statut, pour ne pas dire aux statuts du maître.
Afin de vous faire mieux saisir mon idée, je pars d’un exemple vécu :
Le 5 octobre 1970, à quatorze heures, la première heure des premières années de notre I.U.T. était arrivée. Ils étaient tous là, dans la salle de plénière, assis à leurs tables, en rond rectangulaire autour de nous. Nous avons parlé cinq minutes, puis nous nous sommes tus. Parce que, dès cet instant, c’était à eux de jouer. Nous avions six paragraphes à lire sur l’administration, l’existence d’une bibliothèque, le chef du département, les cinq enseignants, la secrétaire, les deux dactylos, les femmes de ménage, etc.
Nous étions trois : nous avons donc lu, sur un ton neutre, deux paragraphes chacun, dans l’ordre suivant : Gilles, Francis, Paul, Francis, Paul, Gilles. Pourquoi toute cette mise en scène ? Parce que c’était une mise en selle. Pour que, dès la première minute, ils soient placés dans la vraie situation. Nous avions pris pour eux, directivement, le parti-pris de leur autonomie. Il ne fallait donc pas qu’ils puissent, chez nous, déterminer un patron. Il ne fallait pas qu’ils puissent, dès le début, se constituer un substitut de père. Et, par la suite, ils ne devaient pas pouvoir également faire jouer à un individu ou à un groupe un rôle paternel ou maternel. Sinon, ils se seraient immobilisés à ces stades et n’auraient pas été plus loin dans la conquête de leur autonomie.
Il semble qu’on puisse rapprocher cela des classes primaires. Ce qui est en question, c’est le rôle que l’enseignant peut jouer ou qu’on peut tenter de lui faire jouer. Regardons la chose de plus près.
Pour certains, l’enseignant, c’est un fonctionnaire qui doit doter les petits d’hommes de bons outils afin qu’ils puissent être de bons ouvriers au service de la société.
Mais l’enseignant est aussi un parent, un citoyen, un militant politique, syndical, un homme de foi, etc. Et il a certainement le désir de faire plus qu’on ne lui demande. Non plus, en égard à un contrat passé avec l’institution mais par rapport à ce qu’il se demande pour les enfants et pour lui.
Et selon moi, et cela je le hurle de toutes mes forces, ce qu’il devrait vouloir en particulier pour les enfants, c’est l’accès à des langages qui leur permettraient d’exprimer véritablement leur être profond et d’exprimer véritablement, comme d’un citron, tout ce dont leur être profond s’est trouvé négativement chargé. Mais, si l’on est d’accord sur cette primauté de l’expression, comment s’y prendre ?
Je ne cacherai pas que je serais prêt personnellement à tout accepter dans ce domaine. Et même que le maître prenne au début sa part, à 99% s’il le faut, pour que les choses se mettent en route. À condition, naturellement, qu’il sache se retirer très rapidement dès que le processus se serait enclenché.
Eh ! bien, justement, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’expression libre du maître n’est pas un bon moyen de démarrer. Le char risque dans ce cas de se trouver définitivement embourbé.
Évidemment, on ne peut jamais être sûr de rien. Il peut y avoir des cas particuliers, des circonstances particulières. Mais, on peut affirmer qu’en règle générale, ce n’est pas le meilleur moyen. De toute façon, ce n’est pas un procédé indispensable. En effet, j’ai une assez grande expérience des écoles artistes. Eh ! bien, je puis vous l’affirmer, les écoles qui étonnent par la variété, la richesse de leurs productions – nées de la totale autonomie des créateurs – sont, la plupart du temps des classes où les maîtres ne prennent jamais en main le pinceau ou le crayon.
Là, il faut discuter du modèle. Vous savez, les enfants sont terriblement conditionnés. Ils ne sont pas neufs, ils ne sont pas libres, ils véhiculent souvent des modèles séculaires. Tenez, en début d’année, Christian faisait des pêcheurs à la ligne bien réussis. Et Jean-Marie, des cow-boys parfaits. Mais la maîtresse a seulement effleuré du regard ces œuvres qui suscitaient pourtant l’admiration de la classe et témoignaient d’une certaine adresse. Non, elle a mis en valeur des clowns, des fleurs, des éléphants, des traits, des points, des graphismes. Et que s’est-il produit ? Jean-Marie et Christian se sont engouffrés dans cette voie et ils ont témoigné d’une richesse d’invention et d’une énergie de production dont, eux-mêmes, ne se seraient pas crus capables. Et la classe est si bien partie qu’on pourrait maintenant afficher, sans danger, le cow-boy et le pêcheur à la ligne.
Ce qu’il faut voir, c’est le risque à courir : si le maître crée, il va servir de modèle à la classe, il va proposer des critères du beau. Et ce sera fichu parce que, ce qu’il faut, c’est une absence de critères. Sinon, la liberté se fige. Et puis, le pauvre maître n’est pas neuf lui non plus. Il véhicule des modèles très anciens, inscrits en lui depuis longtemps ; par exemple, des trucs de Victor Hugo, quand ce n’est pas de Jean Richepin, de Jean Aicard, de Florian !
Si les enfants entendent des tatata i tatata on tatata i tatata on, ils vont croire que c’est cela la poésie. Alors que la poésie, c’est ce qu’ils ont besoin de dire avec des formes propres, au besoin sans rythme, sans rimes, sans virgule, sans verbe, etc. À chacun de trouver la forme qui lui convient. La tâche du maître, c’est de mettre en valeur tout ce qui apparaît de nouveau, pour que chacun trouve sa route personnelle, pour que les pistes soient si nombreuses qu’il ne saurait y en avoir de privilégiées, pour que tout soit permis, pour que chacun arrive à une autonomie de style et de pensée en l’absence de toute présence éléphantesque. Cela n’empêche pas le plaisir du maître. Mais il faut qu’il soit grand, qu’il soit ouvert, que son plaisir soit divers et non massivement concentré et délimité.
Il faut qu’il puisse se réjouir de :
« Beau matin du printemps, dans la douceur du soir passé, dans la douceur par-dessus le soleil. »
Mais aussi de :
« La chapelle en ruines, à la croix cassée,
Les oiseaux bleus, au vent, à la mer bleue se posent. »
De :
« Le château du roi, dans le champ de l’empereur. »
De :
« Un singe, deux lapins, trois loups, quatre kangourous. »
De la fable, la comptine, le récit, le roman, la lettre, le poème, le lai, le virelai, la prose, etc.
Je ne vous cacherai pas que cela ne se fait pas en un jour. Mais c’est là le progrès que nous avons à réaliser sur nous-mêmes. Quand je pense que je me suis longtemps permis de refuser le Conte à base d’animaux que je trouvais banal. Et vous, que refusez-vous encore ?
Si l’on veut un critère de réussite d’un enseignement des langages, ce n’est pas à la beauté de ce qui est produit et jugé avec des yeux d’adultes, même artistes, même poètes, qu’il faut s’arrêter. Il faut regarder avec des yeux de pédagogues qui seuls peuvent percevoir la grande liberté, l’étendue de l’inspiration. Évidemment, cela contraint le maître à s’agrandir, à étendre le champ de ses acceptations, à se frotter à d’autres sensibilités.
Mais l’expression libre du maître ? Pas en classe, en peu de classe. Toutefois, comme le pêcheur à la ligne ou le cow-boy, elle pourrait réapparaître sans danger. Il m’est personnellement souvent arrivé de prolonger une phrase, de délirer un peu dans la foulée, mais sans lourd contrat signifié au départ. Mais malgré la polyvalence accidentelle de mes plaisirs et imaginations, en règle générale, je me méfiais : la limite est si vite dépassée. Pourtant, je suis persuadé que le maître doit aussi quelque part trouver sa part, sa riche part. Mais ce n’est pas en classe. Alors où ?
Je crois que, sur ce point, nous avons entrevu la solution au cours du dernier week-end. En effet, le groupe 35 avait organisé un week-end de danse libre avec deux professeurs de Vannes (tendance Malkovsky). Nous étions quarante personnes entre quinze ans et cinquante (majorité d’enseignants, quelques-uns de leurs enfants, quelques amis et des étudiants). Et c’était émouvant de voir ces quarante personnes de tous âges improviser sans gêne aucune, avec une joie intense, sans craindre aucunement le jugement des autres, en toute liberté. Voilà, n’est-il pas vrai, une piste fameuse. Et si l’on créait des week-ends de création littéraire, poétique, musicale, artistique, etc. ?
Le maître doit s’exprimer, mais peu en classe. En classe, il est surtout l’ouvreur de pistes, le multiplicateur des langages. Et cela ne saurait se faire sans une certaine ascèse, un certain retrait, un détachement, un sens du service. S’il veut être aidant et non accaparant le maître ne doit pas se saisir du lieu de la classe pour se projeter. Il doit respecter son statut. C’est du moins comme cela que je vois les choses. Et vous ?
Paul Le Bohec, 35 Saint-Gilles
Article paru dans l’éducateur n°2, expression libre, 1er octobre 1971, p.7-10
Extraits de ce texte repris dans Les Dossiers de l’éducateur n°94-95, texte libre et expression libre, nov. 1974, p9-10