J’avais « L’art à grands pas (éd. Hazan) » sur ma table de travail. Je le feuilletais quelquefois en passant. Tous les jours je me disais :
– Il faut tout de même que je lise le bouquin des copains. Ne serait-ce que par devoir d’amitié !
Mais un beau jour, je m’y suis mis. Et contrairement à mon attente, je l’ai lu jusqu’au bout. J’en étais étonné car à l’ordinaire, les livres d’art ne me passionnent pas outre mesure.
Mais, je me suis méfié : je pouvais croire, en effet, que l’amitié m’avait rendu particulièrement disponible. Aussi, pour être plus objectif, j’ai proposé le livre à quelques personnes de mon entourage.
À mon premier lecteur, j’ai dit :
– Je te remercie d’avoir eu le courage de lire le bouquin pour me donner ton avis.
– Oh ! mais je l’ai lu pour moi. Je suis bien contente car je commençais à faire des complexes à cause de mon ignorance en peinture. Ce livre est bien. Le texte est lisible. On va jusqu’au bout.
À mon deuxième lecteur qui tournait les pages avec un léger dégoût, j’ai dit :
– Oh ! ne te crois pas obligé de le lire.
– C’est vrai, ça ne me tente pas. Mais je vais le faire pour toi.
– Oh ! non, ne t’impose pas cette corvée. Lis seulement les quatre premières pages. Si tu ne continues pas de toi-même, c’est que le livre est raté.
Il l’a lu jusqu’au bout en disant à la fin :
– Ça donne envie de peindre.
– Tu l’as terminé ?
– Oh ! oui. Ça se lit facilement. Le texte est bien simple, sans prétention. Pour moi, ça va dans le sens de la culture populaire, parce que c’est accessible.
– Mais ta réticence du début ?
– Oh ! tu sais, ce sont des œuvres classiques, qu’on a déjà vues dans un tel contexte d’ennui qu’on le subodore très vite. On se dit : Encore du bavardage sur les œuvres : telle époque, tel roi, tel ministre, telle date, telle technique : une érudition qui nous casse les pieds et empêche de regarder les œuvres. C’est comme dans un montage audiovisuel où le son prend trop d’importance : on ne peut plus voir les images. Ici, c’est bien proportionné : juste entre l’excès de commentaire qui submerge tout et l’absence de commentaire qui nous laisse à notre misère. Sans clés pour ouvrir la compréhension.
Ici, le texte est simple. Et de plus, il est écrit en gros caractères : on pense que ça va être vite fini et on prend la peine de lire. Habituellement, les expériences passées sont telles que l’on récuse le texte par avance. Mais ici, il nous permet d’entrer dans l’œuvre.
– Et les commentaires des enfants ?
– Ça c’est une trouvaille. Ils nous permettent d’avoir un regard neuf. On ne sait pas regarder les tableaux. On pense : Picasso, époque bleue, époque rose, cubisme, après-guerre. Il y a tout un bavardage autour de l’œuvre qui empêche non seulement de la voir pour ce qu’elle est, mais même de la regarder. Les commentaires des enfants nous affranchissent de toute cette para-culture bavarde, érudite et bourgeoise et nous mettent directement l’œuvre sous le regard. En résumé, c’est du bon travail. Ça doit être bon pour les enfants.
– Mais toi, tu l’as vu en adulte !
– Tiens c’est vrai, c’est bon aussi pour les adultes. Mais ce qui est bien c’est que la plupart des reproductions sont des œuvres connues. Généralement, on n’y entre pas, parce qu’on croit les avoir usées. En fait, on ne les a jamais regardées. Ce livre permet d’entrer dedans au lieu de les classer dans le faux tiroir du déjà vu.
C’est du bon boulot. Quand je pense à toutes ces études que j’ai faites et dont je suis sorti sans rien savoir en peinture. Ça, ça me donne du goût. Il faudrait continuer.
Troisième lecteur.
– D’accord avec ce qui précède. Mais l’intervention des enfants, c’est vraiment la bonne idée. Il faudrait lui faire encore plus de place et même supprimer le texte adulte.
Quatrième lecteur qui répond :
– Pas d’accord du tout. Le texte d’adulte est indispensable. C’est comme un dialogue entre les enfants et un adulte. Mais, tu sais, j’ai voulu en savoir plus. Et j’ai lu les pages supplémentaires avec passion. Je suis contente parce que j’étais une néophyte, une béotienne. C’est bien mais ça nous laisse sur notre faim. Il faudrait en faire d’autres.
Cinquième lecteur.
– Je n’ai plus rien à dire parce que tout a été à peu près dit. Moi aussi, j’étais réticent au départ.
Mais j’y suis entré aussi et je n’en suis pas sorti avant la fin.
Ce qui me frappe, c’est la détente qu’apportent les enfants. Ça y était, on allait devenir sérieux. Et puis toc, une réflexion d’enfant nous désarçonne. Et nous redevenons neufs.
Mais, je pense déjà à une sorte de B.T.3 ou de B.T.A. (B.T. Adulte) qui pourrait traiter de l’Art à moyens pas, puis à petits pas : la sculpture, l’architecture et pourquoi pas la science, la poésie, la musique…
Quelles perspectives ! Dans les bibliothèques des classes primaires, des C.E.S., des Lycées, et même des enseignants, il n’y a rien de ce genre.
Personne n’a encore jamais donné les vraies clés à cette foule qui passe devant les portes fermées des appartements réservés.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°5, livres et revues, 15 novembre 1971, p.47-48