Voici donc terminé ce troisième trimestre de la mer et de la mort. Et, en même temps, cette année d’expression poétique si riche en événements.
Le moment est donc venu de faire le recensement de ce qu’elle a éveillé en nous. Car il parait réellement impossible que cette masse de documents, non, mieux de morceaux palpitants et authentiques de vie, n’ait suscité en nous aucun désir d’en savoir davantage. Pour le plaisir de savoir, tout d’abord, mais surtout pour ce besoin d’agir plus utilement qui nous habite tous.
À vrai dire, nous avons récolté plus d’interrogations que de certitudes. À peine si, de ce dernier point de vue, nous avons pu dégager quelques solides hypothèses de travail.
Nous savons par exemple que ce sont les enfants à problèmes psychologiques qui se sont le plus emparés de l’expression poétique.
– que la plupart des enfants empruntent l’escalier d’accession a la liberté poétique qui a pour marches : fleur-tu, jeux de mots, inverses, bref la déstructuration du langage prosaïque.
– que l’enfant surprotégé, mais culpabilisé par sa mère, a donné toute l’année des textes ambivalents.
– que certains enfants ont eu besoin de la forte sollicitation du groupe ou de la circonstance pour s’engager dans l’expression profonde.
Il y a eu aussi cette bonne élève qui sous la pression parentale s’était déjà engagée dans le circuit du travail abstrait, c’est-à-dire de la formation à une « profession supérieure ». Et, pour cela, elle avait renoncé à sa personnalité concrète, au travail concret, à la manifestation de soi. Elle jouait sur les mots, elle pastichait, elle restait extérieure. Il a fallu la forte secousse de la classe de mer pour qu’elle quitte son statut de bonne élève fine et disciplinée pour oser exister pour elle-même.
– on a vu également l’importance d’une bonne atmosphère de groupe.
Mais tout cet acquis est de faible importance et demanderait d’ailleurs confirmation. Ce qui parait autrement intéressant, c’est l’ensemble des questions que l’on peut se poser et qui pourraient être autant de départs de recherches approfondies. Voyons ce qu’on peut en dire à tous les niveaux.
Le maître
Est-il nécessaire qu’il soit lui-même amateur de poésie ? Si oui, est-ce qu’il ne sera pas tenté d’entraîner la classe dans ses territoires de plaisirs personnels ? Si la demande du maître pèse tant sur la classe, est-ce qu’il ne faudrait pas travailler au niveau de cette demande en l’élargissant au maximum pour agrandir le champ de ses acceptations ?
N’est-il pas plus simple d’être prêt à accueillir tout ce qui apparaît ? Oui. Mais à ce moment, il faudrait, n’est-ce pas, que le maître puisse faire paitre ses faims en dehors de la classe ?
Quelle part la poésie devrait-elle avoir dans la formation à la pédagogie Freinet ?
Comment un maître conscient peut-il renverser la vapeur à partir du passé de l’école, du passé de la famille, de son propre passé et du présent de l’environnement tous pétris d’indifférence généralisée à la poésie ?
Qu’est-ce qui peut déclencher en lui cette conscience, cette vision de la nécessité du renversement des valeurs établies ? Pour quelles raisons de sensibilité poétique, ou intellectuelle, politique, psychologique, pédagogique... acceptera-t-il de se poser cette question fondamentale ?
Est-ce que l’organisation des équipes éducatives ne devrait pas tenir compte de la complémentarité des demandes des maîtres afin que les enfants soient amenés à explorer un ou plusieurs territoires nouveaux chaque année ? Et cela, en acceptant les différentes valences des maîtres, sans les culpabiliser de ne pas tout faire à chaque fois.
Bref, si l’on sait que les circonstances sont parfois déterminantes pour le déroulement optimal des trajectoires de vie, il faut peut-être organiser les circonstances, organiser l’école. Et son environnement.
Les techniques pédagogiques
Si le maître doit intervenir, quels sont ses moyens ? Il y a sûrement des procédés efficaces et sans dangers. On a vu, par exemple, comment le simple collectionnement des textes pour la constitution d’un dossier, a peut-être suffi pour inscrire l’activité dans la classe. Et cela semble se vérifier actuellement dans l’ouest, à propos de dossiers de graphismes.
Mais les séances collectives de déblocage sont également intéressantes. Et aussi l’acceptation des événements (type : Va à ta bouche) c’est-à-dire l’accueil du fortuit, de l’insolite. II y a eu aussi l’événement classe de mer.
Toutes les classes ne peuvent peut-être le connaître. Mais on peut obtenir d’autres déplacements des habitudes, par exemple en écrivant dans la cour, sur le terrain de sport, à deux, à huit, en faisant tourner les feuilles, etc. Il y a beaucoup de recherches à effectuer là ou à appliquer au domaine des enfants lorsqu’on les a déjà expérimentés à d’autres niveaux.
Il y a peut-être à réaliser tout un apprentissage pédagogique de la valorisation des premiers essais, de la mise en parallèle des personnalités pour l’ouverture maximale, du désembourbement hors de la rime gluante...
La poésie
Mais tout cela est-il bien nécessaire ? Qu’a-t-on besoin de poésie ? Est-ce que j’en ai besoin, moi ? Est-ce qu’il en a besoin lui ? Est-ce qu’elle se manifeste de toute façon ? et comment ?
Est-elle réservée à une classe sociale qui en bénéficie ou l’utilise pour asseoir ses pouvoirs ? Et si les autres classes la dédaignent, est-ce que ce dédain n’a pas été inculqué par la classe supérieure qui savait ce qu’elle faisait parce qu’elle avait besoin de canaliser les énergies ?
Mais j’y pense, et s’il existait une race de poètes qui n’a pu encore naître, à savoir les poètes de groupe c’est-à-dire ceux qui excellent dans le travail de textes qui tournent dans un groupe en les prolongeant, en les rectifiant, en les déviant, en les renforçant en leur ajoutant une musique, une ironie, une tendresse, une salubrité, que sais-je encore ? Et si ces poètes étaient légion ?
Faut-il croire, comme nous le croyons que les mots ont un pouvoir terrible sur le plan de l’affectivité parce qu’ils ont été un élément important de la construction de la relation avec les êtres et même avec les choses.
Mais comment se placer en deçà de croire que tout est dans les mots et au-delà de croire que rien n’est dans les mots ?
Pourquoi Freinet, Élise et toute l’École moderne (ça c’est moins sûr) ont-ils accordé tant d’importance à la poésie ? Jusqu’où nous faut-il aller maintenant ?
Les enfants
Ont-ils besoin de la poésie ? Pourquoi l’école doit-elle la leur apporter ? Et contre qui ? Est-ce vraiment vrai que les êtres humains ont besoin de se dire et qu’ils cherchent continuellement des écoutes dans la vie ? Et que le ciment d’un couple nait de la possibilité d’écoute réciproque d’une vie qui cherche à se dire.
Les enfants de Michèle ont-ils dit tout cela parce que c’était ces enfants-là, cette classe-là, cette institutrice-là, ce pays-là ? Ont-ils été entraînés sur ses territoires ou bien tous les enfants ne sont-ils pas en attente de pouvoir se dire ? Et mille autres enfants, placés dans les mêmes conditions, ne se seraient-ils pas engagés dans la même voie ? Partout n’y a-t-il pas cette même profonde demande d’expression ?
Mais c’est trop peu de dire dans la même voie. On a vu au contraire comment les voies ont été très diversifiées, au sein d’une même technique d’expression. Les uns s’en sont servis pour exceller, d’autres pour jouer ou avec les mots et se régaler de sonorités, d’autres pour supporter de petits drames momentanés, d’autres enfin pour se colleter quotidiennement avec leurs démons propres pour, enfin, les liquider par usure.
L’autre rôle de l’autre école
Ne faudrait-il pas une autre école, à la place de celle-ci qui est, et c’est de plus en plus clair, un outil de normalisation, d’enregimentement.
L’école – ou n’importe quoi d’autre car ce mot même commence tellement à porter le sens de coercition de l’individu qu’il devient lui-même très pesant – ne devrait-elle pas être le lieu de la création du maximum de champs de jouissances humaines ?
Et parmi celles-là, dans le domaine des mots :
– la jouissance du jeu objectif, de l’expérimentation au niveau du vocabulaire, de la syntaxe, des sonorités, des homonymies, des métonymies, des métaphores.
– la libre et autorisée jouissance subjective des sonorités des musiques, des cocasseries, des jeux de mots, des rapprochements surprenants, des allitérations, bref, de la dégustation verbale.
– et dans cette affaire, la jouissance de se repérer en tant que personne différant des autres dans ses plaisirs.
– la jouissance forte et marquée de la survie par les mots.
– la jouissance de la communication consciente avec le plaisir infini, de dire tout ce que l’on veut dire, de tout ce que l’on a à dire, et même le plus subtil. Et la jouissance de la recherche de la communication à soi-même et aux autres accordée. Le libre accès à son mode de communication.
Enfin, et surtout, et principalement et presque uniquement, la jouissance de la projection dans les mots de nos océans de fantasmes, de nos troubles, de nos démons tenailleurs, qui nous habitent et dont il faut se délivrer par le miracle des mots.
Qui sont raisins qui s’assemblent pour un vin de vigueur sans que l’on puisse être touché, blessé, entamé, écorché, culpabilisé, car on joue sans danger sur un registre qui n’est pas ni visible ni préhensible. Alors qu’il est grand le miracle de l’homophonie, de l’homophymie, de la litote, de la métaphore, des déplacements de sens, des condensations, des images, de tous les signifiants imaginables et interchangeables des fantasmes constants.
La jouissance de la projection écrite, de la projection orale du cri, de la complainte, de la diction, de l’interprétation, de la mémorisation, de la mise en scène, du jeu. Mais aussi de mille choses à inventer par la mise en relation des mots avec des sons, des couleurs, des lumières, des déplacements, des groupes d’individus, des masques, des costumes, des bruits de radio, et mille choses encore, encore imprévisibles.
Paul Le Bohec
Article paru dans la Bibliothèque de Travail et de Recherches n°7-8, juin 1975, p.69-71