Dans un article récent, j’ai fait un peu l’inventaire des « moments » de la peinture. Et, ce faisant, l’inventaire de tous les points possibles de fixation d’une sublimation qu’offre la trace colorée. Si on multipliait toute cette somme par l’infini des activités humaines, quel immense livre il faudrait écrire. C’est dire aussi que les hommes pourraient disposer d’une gamme effarante de possibilités de « bonheurs », c’est-à-dire qu’ils pourraient trouver l’activité ou l’ensemble d’activités qui iraient exactement dans le sens de la réparation des manques inscrits en eux et dont ils souffrent intensément.
Mais actuellement, cela existe peu. Pourquoi ? Parce que la société utilise le travail des hommes d’une façon « abstraite ». Elle en fait les rouages mécaniques et interchangeables d’une activité de production qu’ils n’ont généralement pas déterminée eux-mêmes. Le travail humain est rarement utilisé en tant que manifestation de soi.
L’école aussi se soucie très peu de ce problème. Elle a toujours beaucoup aimé ceux qui renonçaient très tôt à eux-mêmes et acceptaient de s’inscrire dans la demande des parents et dans celle de la société.
Mais nous sommes manifestement, maintenant, à un tournant de civilisation. Des questions anciennes affleurent à nouveau. L’école devrait s’en préoccuper, si elle avait des intentions positives. Mais nous, de toute façon, nous les avons. Alors essayons de réfléchir un peu plus avant en continuant d’explorer, à titre d’exemple, le domaine de la peinture.
En songeant à toutes les satisfactions profondes que les enfants et les adultes pourraient y trouver, comment ne pas être effrayé par tout ce qu’il faudrait faire pour faire tout ce qu’il faudrait. Comment introduire à tous les domaines de satisfaction. Tâche insensée !
Heureusement, un élément va tout de suite nous rassurer. Il s’agit de l’accès aux composantes d’une totalité. Expliquons-nous : toute activité est une globalité faite de multiples éléments. Lorsqu’on s’y est engagé vraiment, on les découvre peu à peu. Presque toujours par hasard, d’ailleurs ! On s’aperçoit alors que le grand élan que l’on avait était dû à un détail que l’on n’avait pas perçu. Je me permets un exemple personnel.
L’an dernier, je m’étais engagé à fond dans l’atelier poterie. Je croyais en avoir pris au moins pour cinq ans. Mais cette année, je n’y ai même pas mis les pieds. Je me suis interrogé et j’ai compris que dans ce groupe de recherche de poterie il y avait trois composantes. Et que la composante poterie ne comptait pas. Mais principalement la composante groupe. Et aussi la composante recherche qui me permettent toutes les deux une « sublimation épistémophilique » (recherche du secret de la naissance – désir de connaissance) et une fraternité heureuse dont j’avais été frustré dans mon enfance.
Alors, je fais beaucoup de groupes maintenant. J’ai trouvé ma voie. Et déjà à l’intérieur, je discerne mieux ce que je cherche vraiment : groupe mixte de création, etc.
Je m’excuse de cet exemple personnel qui me paraît à moi très clair. Mais on aurait pu parler de la marche qui est faite d’alternance, de déplacement, de bruit et de beaucoup de choses. Si on est un auditif, on peut être sensible au bruit des pas et s’engager dans le zapateado espagnol, les claquettes, le bruitage des films policiers, les rythmes des danses populaires...
Inutile d’insister : en toute chose, il y a peut-être l’élément qu’il vous faut utiliser. Mais il faut parfois une vie entière pour le trouver vraiment. Quand on le trouve. C’est pourquoi il faudrait commencer tôt. Car avant de découvrir sa piste fine, il faut d’abord dégrossir de gros ensembles. Il faut découvrir son continent d’expression, puis sa région, puis son pays, puis sa province, puis son département, son arrondissement, son canton, sa commune, sa maison, son grenier...
De toute façon, l’être parlera. S’il ne parle pas par les mots, les gestes, les sons, la trace colorée, il parlera par la maladie, la folie, la délinquance, le crime. Il vaudrait mieux qu’il puisse parler en valorisation et non en culpabilisation.
Il est donc important de découvrir assez tôt l’activité où l’on pourrait s’enfoncer. C’est à l’école surtout de donner ces occasions de découvrir le début de son chemin. Et pour cela, il faut y goûter vraiment avant de savoir si c’est le bon chemin. Le tout c’est de partir. Et si possible de bien partir, en plein centre et non sur les bords, d’où l’on pourrait décrocher trop rapidement. Mais comment offrir le continent peinture. Comment offrir le centre. Est-ce qu’il faut laisser barbouiller, est-ce qu’il faut lancer la peinture, est-ce qu’il faut éclabousser. Est-ce que Jean-Yves ne s’en était pas sorti en mélangeant, en barbouillant ? Ouais, grave question, grosse question.
Bien sûr qu’il y a des maîtres qui ont inscrit l’activité peinture dans leur classe. Mais est-ce qu’ils avaient raison de faire ce qu’ils ont fait. Est-ce que leur personnalité n’était pas trop forte ! Est-ce qu’il faut avoir une personnalité ?
Eh ! bien, à toutes ces questions angoissantes pour tout celui qui a souci d’éducation, il y a une réponse. C’est vrai, moi, j’ai une réponse. Ou plutôt, l’équipe des copains de Saint-Gilles, Montgermont, Betton, Rennes (Léon Grimault - 35) a une réponse. Et vous pourrez en avoir une aussi si vous faites une enquête semblable à la nôtre. Et je vous donne mon ticket que vous aurez la même réponse que nous.
Je passe sur les détails qui seront exposés ailleurs. Sachez seulement que nous avons enquêté auprès de 357 enfants de 15 classes de tous genres (entre CP et CM2) et de toutes attitudes vis-à-vis de l’art enfantin. Voici la conclusion.
Les enfants, dans leur grande majorité aiment et appellent beau ce qui est soigné, bien tracé, peint sans bavures, ce qui est construit, ordonné. Et ils rejettent ce qui est informe, ce qui est mélangé, grabouillé, ce qui ne ressemble à rien. Ça y est, vous criez déjà au conditionnement. D’abord ce n’est pas prouvé. Et surtout, cela n’a aucune importance, puisque c’est cela la réalité, même si elle ne plaît pas, c’est de cette réalité-là qu’il faut partir.
Si nous voulons que les enfants puissent s’engager dans une activité de peinture qu’ils pourront utiliser, par la suite, à leur libre usage, il faut qu’ils aient l’impression de réussir suivant leurs critères de départ.
Donc, il faut tout faire pour leur donner les conditions et l’environnement nécessaire à cette réussite sine qua non : matériel en état, pots de peinture toujours propres (un pinceau par couleur) des papiers convenables. Et des conseils de propreté. Exemple : on ne passe une couleur que lorsque la couleur voisine est sèche. Cela semble dire qu’on interdise les mélanges. Disons oui, provisoirement. Car si les enfants ont pris goût à la peinture et s’y inscrivent, ils sauront bien découvrir les composantes qui leur conviennent.
Mais je songe au passé de l’École Moderne dans ce domaine. Il y a vingt ans encore, les maîtresses Freinet n’hésitaient pas, sans aucun complexe d’ailleurs, à « repasser » les dessins. Elles repassaient les couleurs délavées, elles recouvraient les surfaces malhabilement peintes, jusque dans les petits recoins. Elles n’avaient pas l’intention de trahir l’œuvre de l’enfant. Au contraire même, elles avaient l’impression d’aider l’enfant à réussir ce qu’il avait voulu réaliser. Elles étaient à son service. Maintenant, on crierait au scandale, à l’assassinat, à la tricherie. Pourtant, elles ont eu raison puisque l’art enfantin, sous l’impulsion d’Élise Freinet, s’est développé dans beaucoup d’écoles de France. Et il y a maintenant une immense variété des attitudes du maître, et un agrandissement des libertés de l’enfant.
Ajoutons que ce sont les mêmes maîtresses qui se sont de plus en plus retirées pour que l’enfant puisse être de plus en plus maître de son œuvre. La maîtrise provenant cette fois d’une grande possibilité de tâtonnements. C’est que le mouvement de l’École Moderne tâtonnait aussi dans ce domaine. Il ne savait pas encore que le tâtonnement doit être innombrable. Aussi peu à peu, au lieu d’aider à la réussite de quelques maigres et rares œuvres, elles ont centré leur part du maître sur la préparation de l’atelier, la grande quantité de papier, de peinture et de temps disponible.
Je pense aussi au fils de Jean-Pierre Lignon qui, bien qu’ayant la possibilité de s’exprimer librement, s’amusait à fignoler des coloriages, au grand étonnement de son père.
En conclusion, disons que dans une classe qui veut se lancer en peinture, il faut prendre le souci d’aider l’enfant à réussir suivant ses critères du moment. Signalons en passant qu’il y a des moyens rapides d’obtenir des réussites : le feutre, le bic, les crayons gras, les encres, car la ligne est plus facile à maîtriser. Mais la peinture reste reine. Elle est trop riche pour qu’on puisse en priver l’enfant.
Dans une classe lancée, pour augmenter encore les possibilités des enfants, il faudrait créer un nouvel atelier, un atelier de peinture à mélanger. Cela permettrait de faire respecter l’atelier de peinture propre. Car il ne faut pas détruire l’outil fondamental.
Donc, cet atelier secondaire de peinture à mélanger, qui serait fait par exemple de gros tubes de couleur bon marché (des terres) avec des bruns, des bistres, des ocres, des noirs et peut-être des bleus de Prusse, des verts olive, permettraient peut-être des catharsis formidables pour ceux qui ont pulsionnellement besoin de salir, de mélanger, de jouer avec les matières. Cet atelier servirait à quelques-uns et à des enfants qui pourraient déjà se préparer seuls leur peinture et se livrer à leurs expériences sans détruire les possibilités des autres. Il faut aider les maîtres à aider les enfants.
PS : Et même en peignant propre les enfants ont aussi la possibilité de salir, de masquer, de détruire ce qu’ils viennent de faire en le recouvrant d’une pluie de pois. Aux yeux du maître elle est souvent malencontreuse. Mais aux yeux de l’enfant, elle a sa nécessité.
Jeannette et Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°19-20, 20 juin-5 juillet 1975, p.7-8