Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Une grille sur un ski (1)

Depuis longtemps, à l’ICEM, nous nous posons des questions au sujet du tâtonnement expérimental. Mais nous sommes handicapés pour en saisir les composantes parce que nous sommes contraints de nous intéresser au tâtonnement des autres. Et beaucoup d’éléments nous échappent parce que nous ne sommes pas à l’intérieur des autres. Nos apprentissages de marche, de course, de saut, de vélo, de natation... se perdent dans la nuit des temps. Et nous n’avions, à ce moment-là, aucune interrogation au sujet des processus d’assimilation des connaissances.

Maintenant, nous avons les questions. Oui, mais nous ne sommes plus jeunes. Alors ?

Alors, ce n’est pas vrai que nous ne sommes plus jeunes. « On apprend à tout âge. » Et parce que nous appartenons à la classe petite-bourgeoise, nous sommes très nombreux maintenant à nous trouver souvent dans des situations très éclairantes. Or, il se trouve qu’il est actuellement très important que nous soyons nombreux à nous poser des questions fondamentales. Et cela, dans la globalité et la quotidienneté banale de la vie et non dans les conditions dorées de la spécialisation. En effet, malgré le nombre des scientifiques et des chercheurs spécialisés, on n’a pas trouvé toutes les réponses au problème de l’école. Il nous faut nécessairement prendre notre part de la recherche. Peut-être que de l’intérieur des choses on peut comprendre aussi bien, sinon mieux, les choses.

Notre science à nous n’est valable que si elle part de notre quotidienneté et que si elle y revient sans que jamais, pour ainsi dire, on ne la lâche du regard. C’est Freinet qui nous a appris à nous placer dans la complexité. Nous ne pouvons nous en sortir.

D’ailleurs, la « nouvelle science » (Morin : La nature de la nature) est une science de la complexité. Non seulement elle doit se soucier de la progression vers l’organisation (des lois) mais elle doit prendre en compte et intégrer les processus de désorganisation, les rencontres aléatoires, les nouvelles organisations, bref tout le cycle, tout le mouvement. D’autre part elle souligne que les observateurs-concepteurs sont des êtres humains qui appartiennent toujours à des sphères antho-sociologiques, elles-mêmes en mouvement.

Un exemple : un prof de physique réussit des expériences devant des élèves de seconde en Côte d’Ivoire. Certains d’entre eux disent : « C’est marabout. » Pour eux, la physique, c’est la magie des blancs. Inversement, ce professeur s’étonne parfois de certains comportements de ses élèves. Il dit : « Je ne comprends pas. » Et ils répondent : « Vous ne pouvez pas comprendre. » Et c’est vrai qu’il ne peut comprendre.

Et c’est un peu la même chose avec les universitaires et les scientifiques. Parfois nous ne comprenons pas et nous ne pouvons comprendre parce que nous vivons dans un univers de globalité, de quotidienneté. Eux n’y vivent plus – ils n’y ont peut-être jamais vécu sans cela ils ne seraient pas devenus universitaires ou alors c’est si loin –. Ce qu’ils font n’est évidemment pas négatif, mais valable en circuit fermé. C’est un peu ce que disait Freinet : « L’eau des laboratoires, c’est de l’eau arrêtée. »

Or il semble qu’il continue à manquer un relais entre cette science de la mise à l’écart de la plupart des paramètres et notre pratique quotidienne de la globalité.

Mais on ne nous a pas permis et on ne nous permet pas dans les E.N. et à la Fac de travailler à notre science du quotidien. Il y a trop de gens en place qui ont besoin, d’abord, de sauver leur peau. Et on nous empêche même de croire en nos possibilités. Mais nous ne pouvons plus nous permettre le luxe d’attendre qu’on nous permette. Nous avons, dans la conjoncture actuelle trop de responsabilités.

C’est pourquoi je pense qu’il faudrait que nous soyons au moins un millier de camarades à réfléchir à certaines questions. Il y a des secteurs essentiels : par exemple, si on s’intéresse à l’apprentissage, on s’intéresse à l’école presque tout entière.

Si nous étions mille, nous pourrions distinguer non pas des lois fixes et définitives, mais des émergences, des nœuds d’interférences gravitant autour de points assez constants dans l’espace des savoirs.

Pour être mille, ce n’est pas difficile, il suffit de désacraliser la recherche et de décomplexer ; il faut entreprendre une recherche praticienne accessible au grand nombre et productive de résultats utilisables. Je le pense parce qu’il m’est arrivé récemment une aventure qui m’a donné envie de me replacer sur une ancienne piste.

En effet, en partant des idées de Freinet, je m’étais bricolé une petite théorie qui me satisfaisait assez, intellectuellement tout au moins. Mais correspondait-elle vraiment à la réalité ? C’est d’ailleurs une question que j’avais cessé de me poser depuis longtemps parce que je n’en avais plus trouvé l’occasion. Et puis, ce problème du tâtonnement expérimental avait disparu du mouvement, alors que Freinet nous avait pourtant montré la voie en questionnant la réalité familière des animaux et des enfants.

Et voilà que soudain, à Pâques dernières, je me suis à nouveau trouvé en situation d’apprentissage total. Ça n’aurait pas été un événement considérable si je n’avais pensé immédiatement que des milliers de camarades se trouvaient dans des situations analogues à la mienne. Soudain il m’est apparu que nous avions des richesses énormes à faire fructifier.

C’est pourquoi, avec l’espoir d’entraîner beaucoup de camarades, je développe ici mes hypothèses en espérant que vous essaierez de les confronter à vos propres nouveaux apprentissages : vélo, peinture, musique, cheval, canoë, échecs, moto, bricolage, menuiserie, ciment, jardinage, électricité, radio, élevage, sport, voile, ski, vols libres, communautés, recherche, expression, création...

Voici pour commencer « MA » grille du tâtonnement expérimental. Elle n’a actuellement que le seul mérite d’exister. Évidemment, elle est à reprendre, peut-être même dans sa totalité. Aucune importance, elle est faite pour ça.

LA GRILLE DU TÂTONNEMENT EXPÉRIMENTAL

  1. Situation de l’apprentissage.
  2. Décision de l’apprentissage.
  3. Circonstances physiques minimales.
  4. Circonstances techniques minimales.
  5. Circonstances psychologiques.
  6. Le déclic.
  7. Gerbe d’hypothèse.
  8. Hypothèse favorable.
  9. Critique des faits : excès, défauts.
  10. Critique des exemples : imprégnation consciente, analyse consciente.
  11. Critique de parole.
  12. Palier de la loi.
  13. Règle de vie.
  14. Technique de vie, style.
  15. Extension de la loi.
  16. Composantes.
  17. Conjonction, disjonction.
  18. Dialectique.

Je vais essayer d’appliquer cette grille au ski de fond, comme je l’ai déjà appliquée à la marche, en espérant que beaucoup de camarades pourront infirmer ou confirmer ce que j’avance en s’appuyant sur leur expérience personnelle du ski ou sur toute autre expérience.

Je vais prendre successivement chaque élément de la grille. Je l’illustrerai d’abord anecdotiquement de ce qui m’est arrivé. Puis je commencerai à essayer une généralisation à partir de ces premières constatations. Vous en assurerez le relais, si ça vous tente.

1. Situation de l’apprentissage

La neige est très rare en Bretagne.

Or, depuis vingt ans, Jeannette rêve d’aller aux sports d’hiver à Pâques. Mais depuis vingt ans nous allons au congrès ICEM à cette époque. Or, cette année, Renée la collègue de Jeannette nous a offert deux places dans un chalet de Haute-Savoie. Décision, première semaine au ski, deuxième semaine au congrès.

Donc pour la neige, il faut de l’altitude. Pour la voile et la natation il faut de l’eau. Pour l’équitation il faut un cheval. Pour la musique il faut un instrument.

Il faut donc se trouver dans certaines conditions, la vie les fournit parfois. Mais, souvent, il faut que les circonstances soient organisées. Par exemple, il faut organiser les déplacements quand il faut aller là où ça ne peut pas se passer ailleurs. C’est Lagardère qui doit se déplacer. Mais, parfois, on peut créer les conditions de l’apprentissage sur place en adhérant à des groupes (chorales, orchestres, clubs...), en achetant, en prospectant la région.

Qui organise les circonstances ?
Ça peut être la famille. Mais souvent, elle ne le peut pas. La société devrait compenser ces insuffisances. Et plus particulièrement, l’école pourrait se soucier de classes de neige, classes de mer, classes vertes, musique, peinture, bricolage, technique, sport, art..

2. Décision de l’apprentissage

Bon, nous voilà à pied d’œuvre dans un chalet, près de Chambéry. Mais ce n’est pas gagné. Jeannette, inquiète de mon inertie naturelle, me sollicite :

– Tu vas pas rester là comme un vieux bonhomme dans ses pantoufles. Tu vas venir ?
– Oui.
– Tu vas t’inscrire ?
– Oui.

Bon, ça se fait tout seul. Puisque je me suis déjà roulé jusque là je peux faire un pas de plus. Pourquoi pas après tout ? Si ça ne me plaît pas je m’arrêterai. Cela se fait donc sans grand enthousiasme, ni grande contrariété. D’une façon neutre. Mais le fait est là : je prends la décision d’apprendre le ski de fond.

Qui décide ?
Il est peut-être bon que les circonstances forcent la décision : pression d’un ami, honte de sa propre inertie, brevets à conquérir, pression d’un groupe, perspective de plaisirs à découvrir, mise en situation fortuite, nécessité...

Il ne faut pas rejeter de façon manichéenne certains artifices qui ne paraissent pas très sains moralement (émulation). Car ils peuvent conduire à des découvertes qui les dépassent. Et on continue, mais cette fois « uniquement pour le plaisir ».

On résiste souvent à entrer dans de nouveaux apprentissages par flemme, par inertie. Aussi, il faut parfois que l’environnement organise de fortes sollicitations. Parfois, il faut se piéger soi-même, parfois, il faut se laisser piéger avec son accord. Parfois, il est fait obligation. Et, curieusement, ce n’est pas toujours négatif. On ne sait pas tout de soi, ni des choses. On a peut-être à découvrir que ça nous convient particulièrement.

Question
Doit-on proposer (fortement) des apprentissages aux enfants ? (Il y va parfois de leur survie. Ou de leur plaisir de vivre. Ce qui se rejoint parfois maintenant.)

3. Circonstances physiques minimales

Mes ménisques me laissent tranquille depuis dix ans. Ma hernie inguinale a été opérée.
Le souvenir de mes entorses se perd dans la nuit des temps.
Mon cœur tient encore le coup (il le prouvera).
Je suis légèrement entraîné : je ne fume ni ne bois.
Je peux donc, sans trop de danger, entreprendre cet apprentissage.

Conséquences
Pour certaines personnes, certains apprentissages sont interdits (insuffisances physiologiques, handicaps divers), il faut le savoir et ne pas mettre n’importe quel enfant en n’importe quelle situation d’apprentissage. Il faut contrôler les handicaps (vision, audition, latéralisation) sans renoncer définitivement. La vie ne manque pas d’exemples de gens à qui on avait déconseillé tel ou tel domaine et qui y réussissent pourtant magnifiquement.

4. Circonstances techniques minimales

– Pour commencer, je récolte deux skis droits. Heureusement, Renée qui m’aide à me chausser s’en aperçoit. Ça m’aurait peut-être profondément handicapé et peut-être découragé définitivement.
– Jeannette reçoit deux skis d’inégale longueur. Elle s’en aperçoit le lendemain. Ça ne l’a pas beaucoup handicapée, ni découragée. Mais après la rectification elle se sent tout de même mieux.
– Mes chaussures ont une pointure de trop. Le lendemain je les change. Je comprends alors pourquoi mes skis flottaient dans toutes les directions. Chaussures rectifiées, progrès immédiat (sur ce plan du moins).
– Enfin le second jour j’ai oublié de faire farter mes skis. J’ai voulu négliger ce détail. Mais mes skis ont fait rapidement des bottes. Il a bien fallu que je revienne à la baraque de fartage.

Importance de ces conditions minimales
Il vaut mieux ne pas commencer la voile par un jour de tempête. Ni avoir une selle de cheval desserrée ou un guidon désaxé ou des freins de voiture qui fonctionnent mal ou une guitare mal accordée ou des skis mal fartés.

Mais il faut au moins faire une deuxième tentative. Si on abandonne après un premier échec, on ne sait pas que dans de meilleures conditions on aurait pu mieux réussir. Moi, pour mon premier vol en avion, les conditions étaient idéales. La deuxième fois, elles étaient inquiétantes.

Heureusement que ça n’a pas été l’inverse car je n’aurais jamais remis les pieds dans cet engin. Autre exemple, la première fois que j’ai regardé une émission de maths à la télé, je suis tombé sur une émission très simple et enthousiasmante. Le lendemain c’était le contraire. Mais, heureusement, j’étais déjà ferré.

5. Circonstances psychologiques

Elles sont souvent déterminantes. En effet, on aborde un monde totalement nouveau. Comment va-t-on s’y comporter ? Sa personnalité va être mise à l’épreuve. Aussi, tout peut faire peur ; tout peut faire craindre que ne soit révélées à soi et aux autres son incapacité, sa nullité, son impossibilité de tirer son épingle du jeu dans la nouvelle circonstance. Avant de parvenir à s’affirmer suffisamment, à se reconnaître, à se faire reconnaître, il va falloir subir une série d’épreuves dont il faudra triompher. Et, pour certains, c’est l’échec avant même d’avoir seulement commencé, c’est le blocage.

Je serai jamais capable ; je suis trop nul ; jamais je ne saurai ; c’est pas pour moi ; d’ailleurs c’est des trucs de snobs ; c’est pas la peine de savoir ça ; ça sert à rien ; il y a des choses bien plus intéressantes à entreprendre.

Les mots
Les mots eux-mêmes font peur : qu’est-ce qu’ils cachent ? Ils masquent certainement un piège. Il y a un savoir à acquérir. Est-ce qu’on pourra pénétrer dans ce monde si bizarre ? Ainsi : farter au jaune ; la poudreuse ; la deux et demi ; le ski alpin ; les fondeurs.

Ceux qui emploient ces mots se comprennent : ils sont initiés. Nous, on se sent exclus et inférieurs parce qu’on n’a pas ce savoir. Il faut, peu à peu s’apprivoiser les mots. Si on a un interprète de bonne volonté, ça se fait beaucoup plus vite. Alors, on peut crâner vis-à-vis des nouveaux.

Dans tous les domaines, le vocabulaire spécialisé effraie les néophytes. En poterie : les émaux, la couverte, le grésage... En voile : l’écoute, la drisse, les ouintches, virer lof pour lof. En menuiserie : le trusquin, l’équerre d’onglet, le valet.

Le vocabulaire spécialisé est nécessaire. Mais on le perçoit comme un moyen de nous inférioriser. Et de plus, parfois, il y a un argot.

École. On voit la panique des enfants qui entrent dans une classe nouvelle. Et la panique lors de l’entrée en 6e.

Les objets - les actions
Chantal, 11 ans, débarque avec quatre jours de retard. Elle voit des chaussures de ski alpin. Ça la traumatise.
– Oh ! ça a l’air compliqué. Jamais je ne saurai me servir de ce truc là.
– Qu’est-ce que vous faites avec ce machin-là ? (le fart) Pourquoi vous faites ça ?

On le voit, dans tous les domaines, il y a des choses nouvelles qu’il faudra apprivoiser, appréhender. Face à ces nouveautés, il faudra vraiment qu’il y ait un fort capital de confiance, ou un réel désir de s’introduire.

Et c’est vrai quand on arrive dans une classe école moderne : les plannings, le plan de travail, les B.T.

Et c’est vrai aussi pour le mouvement. Il faut que le désir soit fort pour dépasser le cap des apparences rebutantes. D’autant plus que dans certains centres de formation, les gens sont radicalement prévenus contre l’École Moderne. Tiens, on pourrait aussi étudier l’apprentissage de l’École Moderne.

L’accueil
À la station de ski, il faut prendre des inscriptions, recevoir des cartes, acheter des tickets. Heureusement, Renée est là. Tout se fait facilement parce qu’elle est initiée. Elle nous introduit. Dans beaucoup de situations d’apprentissages, on est débordé par tout ce qu’on nous dit, par ce qu’il faut faire, par les documents qu’on a reçus, par les conseils qu’on reçoit de toutes parts. Il est bon d’avoir un mentor.

Le groupe
On est dans le groupe des débutants : on est tranquille car on est au bas de l’échelle. On ne peut pas nous accuser de n’avoir pas de savoir ou d’avoir mal appris puisqu’on peut ne rien savoir, puisqu’on a le droit de ne pas savoir.

Mais Jeannette découvre par chance qu’il y a au moins deux ou trois personnes plus minables qu’elle. Ça la rassure : au moins, ce ne sera pas elle qui retardera la progression du groupe. Cette perspective d’être un boulet l’aurait bloquée. Elle aurait renoncé. Car on cherche toujours à s’évaluer, à situer sa place. (C’est pour cela qu’une station bien comme il faut devrait engager des minables – vrai ou faux – pour la saison : ils rassureraient.)

Mais ceux qui ont craint d’être le plus faible du groupe peuvent comprendre ceux qui se trouvent dans la situation. Ils peuvent aider. Mais il y a aussi ceux qui renoncent par avance pour ne pas risquer de se trouver en situation de plus grande infériorité. Et c’est dommage. Il y aurait peut-être une tactique d’apprivoisements successifs à réaliser. Et le groupe peut beaucoup pour cela.

Les premiers pas
Tous les moniteurs n’ont pas le souci d’éviter les échecs majeurs. Le nôtre nous fait descendre, d’entrée, une pente de vingt mètres, alors que nous sommes sur des skis depuis deux minutes seulement. Tout le monde tombe évidemment. Mais Jeannette se fait mal et elle mettra plusieurs jours à s’en relever.
– Une pente au début, quelle pente ? dit Jacques, fondeur confirmé.
– Évidemment, pour toi, c’est pas une pente. Mais pour ceux qui débutent, c’est affreux. Et les premiers échecs marquent. C’est pour cela que certains moniteurs intelligents font déchausser les skis pour descendre cette première « pente ».

Dans tous les domaines il faut faciliter les premiers pas – accompagner – éviter les incidents catastrophiques...

Les compliments
– Là, monsieur, ça y est, vous y êtes, vous avez du punch.
– Oh ! mais vous, là, on dirait un vrai Finlandais.

Au début, la tension pour la réussite est souvent telle que le moindre petit encouragement est le bienvenu. Il détend. Puis, peu à peu, il n’y a plus besoin de commentaires : il suffit d’être « enclenché ». Les compliments sont nécessaires parce que l’impression négative du débutant est très forte. En effet, il ne relativise pas : il n’a pas encore aperçu le monceau de positif qui campe sur les pistes de l’avenir.

L’entraide
Entre débutants, on se donne un coup de main ; on est frères et sœurs dans la misère et la faiblesse du non-savoir. Et ce que les compagnons ont découvert est précieux. Car c’est beaucoup plus assimilable que les conseils du moniteur. On peut les croire, eux, parce qu’ils sont embarqués sur le même navire. S’ils le disent, c’est que c’est vraiment vrai. Celui qui peut faire progresser le plus c’est le pair, celui qui vient de franchir le pas juste au-dessus. Tandis que le moniteur confirmé a oublié toute cette série de petits pas. Et il voit tellement d’apprentis que sa sensibilité à chacun s’émousse.

Extension. C’est pour cela que l’apprentissage, que la recherche en groupe est si importante : il y a des gens qui peuvent entendre ce que vous dites et qui peuvent vous dire des choses que l’on a besoin d’entendre. Le « maître » est trop loin, lui. Il est d’un autre monde. Provisoirement.
Et ce qui est vrai pour le ski l’est aussi pour le cheval, les sciences, les sports, l’art... Et pourrait l’être pour le piano, la sténographie, la dactylo... Nous l’avons d’ailleurs vérifié pour les mathématiques. Il y a une hiérarchie des critiques. D’abord la critique de l’auteur, puis, s’il le faut, la critique de ses pairs. Mais la critique du maître ne doit venir vraiment qu’en dernier ressort.
Mais c’est beaucoup exiger du maître. Il faut qu’il y ait été formé. Et il doit avoir d’autres domaines de réalisation pour qu’il ne soit pas tenté de s’installer dans la jouissance du pouvoir par le savoir.

L’excitation
Circonstance psychologique favorable.
Dès la deuxième séance, Gérard, le moniteur, nous entraîne :
– Allez, hop, il va falloir y aller. Vous n’êtes plus des débutants. Allez, allez, on y va.
Et cela nous donne un coup de fouet. Oui, on va y aller. On se sent du moins l’envie d’y aller.
– Allez, allez, ne traînez pas mesdemoiselles, sinon c’est que vous n’avez rien appris hier.
Et les dites demoiselles s’accrochent.
En passant devant moi, qui suis le plus ancien, Gérard me dit avec un clin d’œil : « Y’a rien de tel qu’une bonne engueulade pour commencer. » Mais, heureusement, ce n’est pas avec lui qu’on avait commencé hier. D’ailleurs, il ne se contente pas de cela : il veille au grain, il soutient ceux qui sont en difficulté. Il fait ralentir s’il le faut. Et tout le monde réussit, personne ne retourne au stade de débutant.

Extension. Dans certains groupes d’apprentissage, il règne une ambiance dingue. Je me souviens d’un groupe de poterie où l’excitation et le soutien réciproque étaient à leur comble (sans moniteur). Et d’un groupe de peinture dans un état voisin (sans professeur également).
Dans ce domaine de la création d’un climat, il peut y avoir toute une série de pratiques pédagogiques (brevets, fiches de démarrage, planning de lancement, affichage, publication). Elles peuvent être précieuses. Mais il faut s’en méfier, car, si incontestablement elles aident au démarrage, elles peuvent gêner par la suite et enfermer en empêchant la dialectique de jouer.

(À suivre dans un prochain numéro. Nous reviendrons sur toutes ces conditions psychologiques si souvent déterminantes.)

(à suivre)

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°4, 10 novembre 1977, p.25-28