Intervention de Paul Le Bohec suite au débat paru dans le n°1 de l’Éducateur (sept 1980) et à l’intervention de Michel Pellissier dans l’Éducateur n°3 (oct1980)
Ueberschlag avait voulu provoquer au débat. Michel Bertrand l’avait fait bien avant lui en reprenant point par point L’Éducation du travail et en se posant des questions fortes. Le livre de Freinet n’est pas une bible définitive. Freinet lui-même nous invitait à toujours remettre tout en question, même sa propre pensée. Nous avons voulu poser le débat en étant fidèle à l’attitude de Freinet.
Permettre à l’individu de développer au maximum ses potentialités, cela ne peut se faire sans les autres mais, nécessairement, avec les autres. Et en tenant compte lucidement de toutes les réalités. Il est vrai qu’en utilisant une formule comme « pédagogie centrée sur la personne au sein de ses communautés » des camarades voient rouge et tentent de noyer les chiens que nous sommes en nous taxant de nombrilisme, d’individualisme alors que, pour nous, cette personne est inéluctablement liée à ses communautés et à leur devenir.
Si la pédagogie Freinet est réservée aux enseignants qui sont à peu près bien dans leur peau, alors il faut le dire. Nous savons qu’ils se font de plus en plus rares. Il faut, dans un premier temps, accueillir et entendre ceux qui en ont besoin. Si nous leur offrons un lieu pour exister un peu plus, alors ils se mettent ou se remettent en marche. Si l’ICEM refuse toute une frange d’individus, il se prive de beaucoup de valeur humaine.
Je reçois de partout des échos de la chute du militantisme Freinet dans de trop nombreux groupes départementaux. Si cela correspond à une réalité, les responsables devraient se poser des questions. Cette situation est un produit de quoi ?
Il se peut d’ailleurs que la responsabilité de cet état de fait, s’il existe, incombe à des phénomènes extérieurs au mouvement. Mais il se pourrait également que le mouvement n’ait pas su jouer un certain jeu. Je me pose la question. Je voudrais participer à l’analyse de la situation, sans acrimonie et en toute sérénité.
Michel dit qu’il ne faut pas privilégier un volet, même involontairement. Je suis d’accord avec lui. Il ajoute : « Mais on ne peut ouvrir à tout prix et en tous sens. Les courants d’air n’aident pas forcément aux analyses indispensables, ni ouvrir seulement aux vents privilégiés. »
C’est précisément à ce propos que je veux intervenir. Après avoir beaucoup résisté aux deux Michel (Bertrand et Pellissier) je me suis mis à lire des bouquins de biologie et d’autres bouquins scientifiques. J’ai abordé en particulier Laborit, Prigogine et surtout Edgar Morin dont le livre La méthode. La nature de la nature n’est pas forcément facile à lire. Mais j’ai cru pouvoir retenir que le tourbillon est l’étoffe du monde. Il naît et demeure à la rencontre de flux de sens contraires. Il se peut d’ailleurs que je n’ai voulu retenir de ce livre que ce qui allait dans mon sens à moi. À vous de regarder la chose avec vos lunettes.
Pourtant, il me semble juste de dire que le mouvement est d’abord né du tourbillon Freinet. Élise et Freinet formaient un couple qui se nourrissait d’éléments parallèles mais aussi d’éléments complémentaires pour ne pas dire contradictoires : lettres – art –- gestion –- théorisation – santé – création individuelle – communauté – travail manuel – invention – organisation – rigueur – rêve – culture – politique – groupe –- psychologie –- psychanalyse, etc.
Et c’est ce tourbillon qui a continué à tourner et à s’étendre parce que Freinet et Élise ont veillé à ce qu’il soit continuellement nourri par des apports de toutes provenances et de toutes qualités. Si on prend par exemple les mathématiques, on sait que les oppositions ont été fortes mais toujours suivies de productions d’outils pratiques ou théoriques. Il y a d’ailleurs eu constamment une prat-théor-prat-théor... ique. Personnellement, c’est ce qui m’avait attiré au mouvement. Mais cela ne s’est pas fait sans mal. Car si j’en ai perçu très tôt la nécessité, ce n’est pas sans réticence et même résistance aux courants nouveaux. Et puis, par hasard, la vie m’a flanqué en plein milieu de ce que je tendais à refuser, par exemple : l’autogestion dans un IUT. Très tôt, j’ai proposé des dominantes successives : créativité (ou mieux création-expression) – outils – structures de relation. Dans mon esprit, en portant plus précisément chaque année le regard sur l’une des dominantes, les autres s’en trouvaient automatiquement bénéficiaires. Mais ma vision était trop systématique pour qu’elle puisse être acceptée.
Cependant je ne puis m’empêcher de penser actuellement qu’il y a eu une sorte de mainmise de la tendance coopérative sur le mouvement. Il se peut qu’on n’ait plus guère pu pratiquer la pédagogie Freinet que dans les classes de perfectionnement. Et le nombre d’enfants y permet un travail coopératif. Et c’est naturellement que les responsables nationaux sont venus de ce secteur.
Pour moi, cet aspect est très important – j’en ai fait malgré moi l’expérience –. Je pense aussi que le secteur outils est à préserver (j’y ai travaillé et j’y travaille encore). Mais il est vrai qu’on ne doit pas privilégier un volet, même involontairement, ni ouvrir seulement aux vents privilégiés. Il se peut que je sois mal informé et que je sente mal les choses, mais il me semble que l’aspect expression-création est passé au troisième plan et qu’il ne refait pas surface. Il faut voir si c’est une réalité dans le mouvement. Par exemple, j’ai reçu le projet initial du livre sur le texte libre. Eh bien, la dominante c’était le travail sur la langue et le pourquoi profond de l’expression n’était pas abordé. Ce n’est sans doute qu’une anecdote sans grande signification. Cependant il m’apparaît nécessaire d’ouvrir les volets, par simple nécessité de fonctionnement. Il est excellent qu’il y ait des camarades à dominante coopé et à dominante outils. Sans eux, que ferions-nous ? Mais les camarades à dominante expression ont-ils disparu ? Si oui, pourquoi ? Leur présence est pourtant nécessaire pour nourrir le tourbillon. La « sensible porte » est-elle fermée ? Et même condamnée ?
Seulement, c’est difficile de parler sûr, d’être assuré de quoi que ce soit. Comment faut-il recevoir les paroles de ceux qui vous disent : « Mais non, vous vous trompez, ce n’est pas cela qu’il faut faire. Vous ne voyez pas bien les choses. Nous, nous savons ce qu’il faut faire. »
Est-ce qu’ils n’ont pas raison ces « responsables » ? À moins que ce soit seulement des camarades qui se sont érigés arbitrairement en gardiens de l’orthodoxie. Que savent-ils de leurs résistances ? Et de leurs responsabilités ? De toute façon, face à eux, on se sent puer le soufre ; on provoque immédiatement la fermeture ; le blocage est automatique. On se sent des enfants dangereux face à des adultes. Mais des adultes qui sont peut-être « malades de se prendre pour des adultes ».
Mais nous, on veut se poser la question : si le tourbillon École Moderne fonctionne encore parfaitement, c’est qu’on se trompe. Sinon, il faut peut-être tenter d’ouvrir la porte à un vent qui essaiera de ne pas être qu’un courant d’air.
Michel, nous pensons que tu as eu raison de protester si tu as cru que notre petite discussion était un article qui se voulait un projet d’école. Chacun de nous a voulu profiter des quelques minutes dont il disposait pour insister un peu plus sur un point qui lui semblait manquer. On ne saurait bâtir un projet d’école là-dessus. C’est évident.
La question de l’autogestion préoccupe également beaucoup mes camarades qui en ont une expérience très forte. Mais nous nous disputons sur l’expression autogestion de l’expression, de la communication.
Christiane, en particulier, pense qu’on devrait réserver l’expression autogestion à ce qui est simplement de la gestion. Gérer de la communication, un groupe d’expression, hum ! Je pense presque comme elle. J’ai simplement voulu attirer l’attention sur les phénomènes de leadership et d’accaparement du pouvoir qui existent aussi dans ces domaines de formation du futur travailleur. Nous les avons perçus dans le Secteur Éducation Corporelle. Il faut être vigilant, là aussi. Les castes peuvent se constituer rapidement. Il suffit de regarder ce qui se passe dans la société.
Je voudrais terminer par une question qui me préoccupe. Dans tout ce qui précède, il me semble que je fais en sorte qu’on me prenne au sérieux. Mais j’ai peut-être tort. C’est la lecture du dernier livre de Maud Mannoni, La théorie comme fiction (Le Seuil) qui me fait douter. Je suis peut-être aussi « malade de vouloir qu’on me prenne pour un adulte ».
Dans cet espace « paternel » d’autorité et de structuration, de mécanisation, d’institutionnalisation, de seule prise en compte de ce qui est formalisable, ne faut-il pas préserver un espace « maternel » de fantaisie, de rêverie, de poésie, de création ?
« Winnicott montre que la part du jeu est la condition de la vérité du sujet. Si manque le contre-jeu maternel, la transition du sujet vers une indépendance est compromise. »
Or la télé, l’urbanisation, le temps de transport, la fatigue de vivre font que les enfants sont de plus en plus privés de ce jeu et de ce contre-jeu. Ils sont de plus en plus frustrés d’imaginaire et surtout d’un imaginaire actif, à eux. Ils voudraient exister, compter pour quelqu’un. Mais de toute façon ils s’expriment. Si nous n’opérons pas un changement d’orientation, faute de pouvoir parler d’une certaine façon, ils parleront autrement et s’enfonceront de plus en plus dans la délinquance, la bagarre, la drogue, le renoncement.
La société qui croit pouvoir faire des économies sur l’école devra investir de plus en plus d’argent dans les institutions d’encadrement et de répression. Peine perdue d’ailleurs, cela ne s’arrêtera que si, avec d’autres évidemment, nous transformons les choses. Sinon, l’insécurité qui est le lot des États-Unis, se généralisera en France.
Il ne faut pas se faire trop d’illusions. Mais la place des enseignants ne devrait-elle pas redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : du côté des enfants. Mais c’est un gros travail que nous avons d’abord à effectuer sur nous-mêmes car nous avons appris et on nous a appris à nous rigidifier sur nos positions.
« Selon Groddeck, l’adulte qui se croit adulte s’interdit d’utiliser le potentiel de création et de jeu qui se trouve à la frontière du pathologique et de la santé. Restaurer le verbe, poursuivre l’entretien avec le vivant là où se manifestent arrêts, blocages (agressivité, instabilité) « maladies », telle est la visée de Groddeck qui voulait arracher la fantaisie à la respectabilité. »
Ma question c’est : est-ce que nous ne devons pas introduire, prioritairement, dans ce moment actuel, de multiples moyens d’expression et de communication puisque c’est ça qui fait essentiellement défaut. Et ressourcer dans la parole, dans la nature, dans l’activité manuelle puisque c’est ça qui équilibre principalement. Et s’il y a équilibre, il y aura en outre une meilleure possibilité d’utiliser ses outils intellectuels et d’intégrer des savoirs. Non ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°14, en débat, 15 juin 1981, p.7-9