J’ai lu l’excellent livre de René Laffitte « Une journée dans une classe coopérative » (Ed. Syros). Il m’a beaucoup éclairé sur ce qui me séparait du groupe « Genèse de la Coopé ». J’adhère aux idées qui y sont exposées presque à cent pour cent. Je n’ai qu’une petite réserve sur l’explication psychanalytique qui est avancée. Non pas que je la conteste sur le fond – je n’ai aucune compétence pour juger du bien-fondé de cette proposition –, niais il me semble qu’elle est inutile, et même nuisible, si ceux qui commencent à se laisser convaincre par le livre en viennent à s’effaroucher de cette « intrusion » de la théorie psychanalytique.
Des pédagogies induites par le milieu social ?
Néanmoins, cette proposition me permet personnellement de mieux situer ma recherche par rapport à celle de René et de son groupe. Et pour y voir plus clair, je cite un texte du psychanalyste anglais Winnicott.
« La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeux se chevauchent : celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on à faire ? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n‘est pas capable de jouer jusqu’à un état où il est capable de le faire. »
J’extrais cette citation de Winnicott de ma brochure : Les co-biographies dans la formation (1). À la suite de cela, j’avais écrit :
« On imagine très bien, en ce qui nous concerne, que lorsque le biographiant n’est pas en état de jouer de son côté, il n‘est pas question que je puisse tenter quoi que ce soit pour l’y mettre. C’est absolument en dehors de mes intentions et de mes compétences : je ne suis pas psychothérapeute. »
Et, un peu plus loin, je parle de thérapie pour gens déjà guéris. Et c’est là toute la différence avec les camarades de Genèse de la Coopé. Eux, ils font face à la situation, ils ne renoncent pas. Moi, je ne suis pas dans la même situation ; je me contente de faire le maximum pour permettre à ceux qui le pourraient déjà de se desserrer par l’expression. Et ça, c’est déjà pas si mal ; sans compter les bénéfices secondaires. Les camarades de Genèse de la Coopé ont à faire à des enfants sans repères, sans structures... tandis que moi, même si j’avais une très forte proportion de fils de marin au long cours (donc pères longuement absents) et de petits parisiens exilés chez leurs grands-parents (donc de familles longuement absentes), c’était tout de même des enfants qui avaient des repères. En effet, leurs mères et grand-mères étaient des bretonnes à forte personnalité, des maîtresses-femmes (survivance du matriarcat en Bretagne). Elles avaient été elles-mêmes fortement structurées dans leur enfance par la famille communautaire et l’église. Donc le travail de Genèse de la Coopé vise à amener les enfants d’un état où ils ne sont pas capables de « jouer » à un état où ils deviennent capables de le faire, avec le groupe-classe dont fait grandement partie le maître.
Groupe et structuration
Nos camarades se débrouillent avec tous les moyens pédagogiques en leur possession pour permettre un peu de structuration à leurs élèves. Cela devrait nous faire réfléchir. Dans un premier temps, on pourrait dire : « Ils ont moins de quinze ans, ce n’est pas à négliger. » Quand la brochure de Le Gal et Yvin était parue (2), j’avais essayé ; mais j’avais vite renoncé car j’avais un CP CE1 CE2 de 31 élèves et l’année suivante, 50 étudiants en autogestion ! Il semble bien qu’au-delà d’un certain nombre, rien ne soit plus possible. Ne dit-on pas qu’un groupe c’est entre 6 et 1 7 ?
Mais il se peut aussi que mes élèves n’étaient pas justiciables d’un tel traitement de base. Une fois de plus, je réagis face à une exagération ; j’avais déjà écrit la non-non-directivité pour protester qu’on abandonnait les enfants sous l’illusion de les laisser libres. Le décloisonnement automatique et non-réfléchi m’avait aussi hérissé le poil. Cette fois encore, je ne peux me taire devant des comportements excessifs. Ce qui me fait dire ça, c’est une séance de conseil de coopérative rapportée dans L’Éducateur n°6 (février 86). On se préoccupe de classe coopérative alors qu’on n’y est peut-être pas contraint par la situation. Je pense toutefois que tous les enfants devraient connaître cette expérience au cours de leur scolarité primaire ; mais durant les cinq années, c’est exagéré. Car si l’on fait cela, on ne fait pas autre chose ; en particulier, on ne permet pas de prendre tous les départs avant onze ans parce qu’on introduit des freins. Cependant, je pense à ce que disait J.-C. Colson à Lorient :
« On dit aux stagiaires – Ta classe est-elle facile ? – Oui – Alors tu n’as guère besoin de nous. – Est-elle difficile ? — Oui — Alors on peut quelque chose pour toi. »
Une fois de plus, je dis que rien ne doit être automatique ; il faut réfléchir, peser, juger, jauger.
Bouffer des fiches ?
L’enfant présente un contrat de travail au groupe classe. Bien. Mais qu’est-ce que le travail ? S’il s’agit de faire un certain nombre de fiches de français ou de maths et de produire un certain nombre de textes, ça peut être positif si l’on a pour souci principal de mettre en route un bloqué ou un réticent. C’est que l’école doit faire acquérir un minimum de savoirs et, parfois, avec certains enfants, il est bon de les exercer à s’insérer dans une contrainte (avec pour objectif : une maîtrise, un desserrement, une libération...) Mais, de cette façon, n’est-ce pas seulement un minimum de savoir qu’on peut acquérir ? N’y a-t-il pas d’autres façons d’accéder à un savoir de niveau supérieur et beaucoup mieux intégré que de bouffer des fiches ? Les fiches ne peuvent jouer que dans une phase de répétition pour une assimilation ou une intégration. Et encore ! Il ne faut pas se faire trop d’illusions.
L’essentiel est ailleurs
En se préoccupant de faire remplir le plan de travail, on a une activité de contrôleur ; mais ce n’est qu’un contrôleur extérieur qui ne prend en compte que l’aspect formel. Un être humain c’est bien plus compliqué que cela : il possède des quantités de ressorts ; il est formateur que le maximum de ressorts puisse fonctionner. De plus, dans un apprentissage, on ne peut vraiment contrôler ce qui se passe parce qu’il y va aussi de l’affectivité, de l’inconscient, de l’expérience, des événements, des santés, de l’atmosphère, de l’inconnu, de l’inconnaissable... Cependant, si on ne peut pas vraiment tout contrôler, on peut constater l’élan, l’appétit d’expériences, la faim d’acquisitions, le désir de vérification personnelle, le bonheur d’entreprendre. On peut aussi être sensible à la vie du groupe avec ses cheminements, ses emballements, ses reprises, ses retours, ses révisions, ses représentations, ses communications, bref, avec sa dynamique. Si la classe coopérative n’empêche pas tout cela, ni la créativité, ni la mémorisation par l’affectivité, la liberté personnelle d’investissement, alors on peut lui faire sa place.
Groupe, attention, danger !
S’il est vrai qu’à propos du groupe, on peut dire que le tout est plus que la somme de ses parties – en effet, il crée une aspiration, il sort chacun de lui-même, il l’attire sur des territoires qu’il aurait ignorés sans les autres –, on peut dire aussi que le tout est moins que la somme de ses parties parce que chacun, trop aspiré hors de lui-même, ne remplit pas, de ce fait, son espace de développement personnel.
C’est le groupe contre. Ce qu’il faut craindre, si l’on ne veille pas au grain, c’est l’oppression du jugement du groupe ; chacun est responsable de ses productions et comptable de ses actes devant lui... Ça peut être utile, mobilisateur, structurant, donc bénéfique pour certains.
Mais s’il est suffisamment barrière, est-il suffisamment recours ? Est-il pur ? Est-il idéal ? Est-ce que ses exigences pesantes et sans nuances ne risquent pas de détruire des mécanismes précieux et délicats ? EST-CE QUE LES PROGRÈS DE L’HUMANITÉ NE SONT PAS LE FAIT DES GENS QUI AVAIENT RAISON, SEULS, CONTRE LE GROUPE ?
Discerner la réalité qui court sous les mots
Je voudrais attirer l’attention de jeunes enseignants qui viendraient au mouvement Freinet. Ils pourraient se laisser séduire par des mots, des principes. Il y a la fausse classe-coopérative où le maître s’arrange, sous des dehors démocratiques, pour prendre le pouvoir. Ce qui n’est pas obligatoirement mauvais pour certains enfants qui ont besoin de se confronter à un obstacle. On peut avoir des conseils de coopérative et instaurer une rigidité dommageable. C’est ce qui s’est passé après 68 ; beaucoup d’enseignants, sous couvert de non-directivité, ont abandonné leurs élèves pour leur montrer qu’ils n’étaient absolument pas capables de se débrouiller sans eux.
Quand on voit la bulldozérisation de la formulation des lois dans certaines classes, on se pose des questions ! Et ceci avec des maîtres en situation « genèse » mais qui prennent les moyens pédagogiques pour une fin alors que ce ne sont que des outils toujours à réexaminer, toujours à remettre en question ou à perfectionner. S’il y a rigidité et esprit de systématisation, que tout est contrôlé, inscrit et prévu, l’incertain, l’aléatoire, l’événement ne peuvent être acceptés. Ou alors on les diffère, on décide d’un temps pour les examiner. Mais ce faisant, on perd parfois l’essentiel.
Priorité à l’événement
L’éducation doit rendre apte à recevoir le réel tel qu’il se présente et quand il se présente. Il est bon de différer les conflits, de leur assigner un moment ritualisé dans l’emploi du temps car ça leur permet souvent de se résorber d’eux-mêmes ; mais, quelquefois, il ne faut pas hésiter à donner la priorité absolue à un événement. C’est l’événement qui est le plus éducatif parce qu’il sollicite tout l’être. C’EST LUI QUI AIDE LE PLUS À L’INSERTION DU SAVOIR DANS L’EXPÉRIENCE ET DANS LA MÉMOIRE.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°3, vie coopérative, décembre 1986, p.10-11
(1) LE BOHEC Paul, les co-biographies dans la formation, Documents de l’éducateur n°182-183, mai 1985, p.14.
(2) LE GAL Jean et YVIN Pierre, Vers l’autogestion, Documents de l’ICEM n°7, avril 1967.