Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Ne dites pas aimez-vous les uns les autres mais permettez que cela se fasse

Ne dites pas : « Aimez-vous les uns les autres » mais permettez que cela se fasse.
Cela va d’ailleurs mieux en ne le disant pas. Freinet nous a toujours mis en garde : « Les paroles ne suffisent pas. Elles sont même souvent un obstacle à la réalisation de ce qu’elles proposent. »

Sur ce, je vais parler. Mais de faits vécus, de faits réels, de faits immergés qui pourraient susciter le désir d’explorer des territoires oubliés.

Cette année-là, ça débutait mal. On venait de supprimer une classe et un CE2 s’était adjoint à mon CP-CE1 de toujours. Cependant, malgré mes trente et un élèves, je me réjouissais intérieurement. En effet, j’allais pouvoir poursuivre, sur une troisième année, mon observation des textes de Rémi (« À la conquête du langage écrit ») commencée deux années plus tôt.
Mais j’ai eu, en outre, la surprise de voir s’achever une construction que j’avais toujours été obligé d’abandonner en cours de réalisation. Sans même le savoir. Sans cette bienheureuse suppression de classe, jamais je n’aurais su que le CE2 était un temps d’achèvements, un temps de maturations. C’est seulement là que la mayonnaise prend vraiment, que les matériaux éparpillés dans les herbes folles du jardin servent à la construction d’un corps de maison unifié et quasiment définitif.
Dans ma classe, pour la première fois, dix garçons de huit à neuf ans, ensemble depuis déjà deux années, se trouvaient avec un maître École Moderne, tendance Élise (expression et création).

Ce que j’ai tout d’abord vu se manifester, c’est la liberté. La liberté d’être ce que l’on est, la liberté de devenir, la liberté de dire ce que l’on veut, comme on le veut, sans souci de mode ou de règles, la liberté de s’exprimer en six langages, dans la sécurité, l’accueil, l’attente, le désir de l’Autre.

L’Autre, voici aussi ce qui est important. Le philosophe Michel Serres disait récemment : « Le seul antidote à la violence humaine, c’est l’éducation. » Elle permet de commercer avec l’autre, de l’entendre, de l’accepter, de s’en trouver heureusement modifié... bref, il faut pratiquer une pédagogie de l’Autre. Qui est « alter ego et un ego alter – un autre soi-même et un soi-même autre » (Morin).

En cette période troublée, ces paroles retentissent beaucoup en nous. Il est évident que la question de la Paix est une très vaste question. Cependant, pour une part non-négligeable, l’école peut y apporter sa contribution. C’est pour cette raison que je témoigne ici d’une expérience assez rare.

Un climat exceptionnel s’était installé. Et chaque matin, nous attendions avec intérêt les nouvelles productions personnelles : les dialogues imaginaires de Jacques L. (l’enfant unique), les textes de Petit Géant de Jean-Lou (Jehan le petit), les délices des malices de Patrice (le bien-aimé), les jeux de mots humoristiques de Christian (le sécurisé), les textes de nature de Robin (l’aîné), les catastrophes planétaires de Jacques B. (à la famille catastrophique), les jolies aventures du petit âne de Michel (lui ?), les mésaventures du clown de Gaël (son père ?), les textes de peur à suspense de Rémi (le petit Hitchcock trouillard), les roulements joyeux des tambours de guerre qui n’en finissaient pas de résonner dans les textes de Pierrick, après sa délivrance. Chacun livrait tranquillement aux autres quelque chose de lui-même. Et chacun était reçu, reconnu, accepté tel qu’il était ou, plutôt, tel qu’il devenait dans ce monde de richesses.

C’était étonnant de constater par ailleurs que ces petits Bretons maritimes, excités par de fréquentes tempêtes, ne posaient pas de problème de discipline. Ils avaient tellement d’occasions de s’exprimer en profondeur qu’ils n’avaient pas besoin d’utiliser, à défaut, le chahut, la récrimination, la violence. Ils disposaient, en effet, quasiment chaque jour, de demi-heures d’expression-création en écrit, en parlé, en chant, en corporel, en math, en dessin. Et quelques sorties dans un environnement naturel – et le foot des récrés – contribuaient à l’organisation harmonieuse des rapports.

Maintenant, ce que la durée nous avait offert à trente-et-un, ne pourrait-elle plus l’offrir à vingt-et-un ? Je sais que certains parents poussent les hauts cris devant les perspectives d’une classe à deux cours. Moi, je m’en suis toujours réjoui. Autrement, c’est quoi ? C’est l’usine : on a les éléments, des matériaux à usiner, on n’a pas affaire à des êtres. Qu’au moins on puisse suivre les mêmes enfants deux années, sinon trois. Mais pas plus, sinon la personnalité du maître serait trop prégnante. Mais, avec la nouvelle organisation en cycles, de nouvelles possibilités se trouvent peut-être offertes.

Mais revenons à cette part que doit prendre l’école au niveau de l’éducation à la paix. Il faut qu’on en ait une conscience claire. Pourquoi ne pas organiser ce lieu privilégié qu’est la classe pour bien enraciner les choses ? Où, mieux qu’en cet endroit, peut-on se construire une vraie expérience de l’autre ? Pas d’un autre-au-loin que l’on rêve, mais de cet autre-là, tout près de soi ; un autre que l’on n’a pas choisi et avec lequel on se trouve en constant compagnonnage.

Attention, il ne s’agit pas de renoncer à soi-même, par oubli de soi, dévouement, générosité !... Non, « on ne devient altruiste qu’en allant jusqu’au bout de son égoïsme. » Si on s’arrête avant, on ne passe pas la frontière. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est par souci de bénéfices personnels qu’on pourrait s’intéresser à l’autre. Cependant, on ne le sait jamais par avance. On ne peut prévoir qu’en se souciant de l’Autre, c’est surtout nous qui en retirerons des bénéfices.

On a besoin de se créer un moi aggloméré, un moi centré, un moi vivant, certes traversé de courants, mais conservant cependant une structure pérenne. On a besoin de se débarrasser de mille scories, mais aussi de découvrir des horizons nécessaires. Si on est ce que l’on est, si on écrit ce que l’on écrit, si on pense ce que l’on pense, ce peut être pour des raisons de génétique, d’histoire familiale, d’époque, de circonstances... Mais cette grille de lecture qu’on pose sur le monde n’est pas obligatoirement définitive. Avec le temps, on peut l’améliorer.

Mais, IL FAUT DU TEMPS ! Sinon, on reste au premier stade de la relation qui est : la méfiance de l’autre.
« Ah ! C’est comme ça que cet autre réagit, c’est comme cela qu’il voit la vie ? Comme il est étrange ! Il n’est pas comme moi, il n’est pas normal. Car, si c’est lui le normal, qu’est-ce que je suis, moi ? L’idée qu’il pourrait avoir raison m’est insupportable. Il faut absolument éliminer cette idée que c’est lui qui vivrait juste. Il faut l’enfouir au plus profond de moi-même. »

Cependant, avec le temps, on peut constater qu’il n’a pas été trop dangereux. Et, à la rigueur, on peut l’accepter un peu plus. On pourrait même lui reconnaître le droit d’être ce qu’il est. À condition qu’il sache rester à sa place.
Mais si le temps se poursuit, on peut aller jusqu’à se réjouir de l’existence de l’Autre :
« Quelle chance de l’avoir rencontré ! Oh ! là ! là ! Tout ce qu’il m’apporte ! Sans lui, je n’aurais jamais découvert tout ce qui me convient maintenant si bien.
- Ah ! C’est comme cela qu’il crée sa mathématique, qu’il expérimente en dessin, qu’il chante sa vie quotidienne, qu’il raconte son monde intérieur, qu’il communique ses découvertes, qu’il assure ses maîtrises... Il voit, moi, j’entends. Il lui faut du silence, il me faut des événements. Il lui faut des nuances, il me faut des organisations... »

Et on apprend à mieux recevoir, à percevoir plus large. On apprend à mieux jouer du regard, de l’écoute, de la nuance, de la structure, de l’ensemble, du détail, du silence, du groupe... Et l’autre, évidemment, est multiple. Ce sont des autres, divers, riches, en marche.
Et on s’hybride, on se croise, on progresse, on s’agrandit ensemble de tous nos regards sur la vie. AVEC LE TEMPS...

Et c’est vrai aussi pour les adultes. Deux anecdotes à ce propos. J’interroge une collègue :
« Mais pourquoi relis-tu, pour la quatrième fois, les six volumes de la Recherche de Proust ? Parce que tu entres en résonance avec lui ? Parce que tu as la sensation d’un agrandissement, d’une multiplication de ton être en percevant chez lui des échos de toi ?
- Non, ça me déculpabilise. Enfin, je pourrais me croire normale, alors que toute ma vie j’ai pensé que je ne l’étais pas : trop rêveuse, déphasée, pas les pieds sur terre, sensible à des lumières, à des atmosphères, plongée brutalement dans des souvenirs impérieux. J’aurais tant voulu connaître Proust plus tôt. Ou des gens qui acceptent tranquillement de vivre de cette façon. »

La connaissance de l’Autre conduit à la connaissance de soi.
« Connais-toi toi-même
Jusque dans les autres
Et connais des autres
Ce qui n’est pas de toi. »

« En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » (Marcel Proust, Le temps retrouvé)

Une qui nous a bien surpris et beaucoup appris, c’est Annie. C’était au début de notre groupe d’écriture collective qui dure depuis douze années. Un noyau de six fidèles se retrouvait régulièrement. Cinq d’entre nous étaient toujours prêts à enfourcher Pégase. Mais Annie s’ingéniait à briser nos envols. Quand les feuilles arrivaient devant elle, elle écrivait à la suite de nos exaltations :
« Faut que j’achète des poireaux pour la soupe de ce soir », ou bien : « Je ne suis pas sûre d’avoir bien fermé ma porte », ou encore : « Demain, je vais prendre rendez-vous chez le coiffeur. »

Au début, nous étions décontenancés, désarçonnés, « dépégasés ». On la regardait chevaucher imperturbablement son percheron. Mais c’était comme ça ! Nous avons accepté. Nous n’avons jamais récriminé : elle était libre. Et c’est cela qu’elle nous a appris : le respect des autres, le droit pour les autres à leur libre expression, à leur libre existence.

Mais le respect ne nous a pas suffi. Nous n’avons pas seulement accepté qu’elle marche à nos côtés, avec, de notre part, quelque condescendance. Non, nous sommes entrés dans son jeu, nous nous sommes incorporés à son je ; cela nous a permis de co-naître, de re-naître à son monde. Nous avons joué à prendre le contre-pied, à nous opposer systématiquement. Nos techniques se sont multipliées : le contraire, l’opposition de mots, de sujets, de discours, de style ; le condensé-décondensé ; le détournement ; la rupture... Cela nous a permis de conquérir de nouvelles libertés, de découvrir des horizons insoupçonnés.

À force de « déconner », nous nous sommes déconnexés, sans jamais avoir pu penser que ça pourrait déboucher sur du sérieux – mais le sérieux s’unifiait déjà à nos rires –. Et pourtant, à force de contredire, nous avons découvert les jeux de la contradiction. Nous avons appris à en discerner les termes, à voir comment elle évolue, à sentir la nécessité d’être vigilant, subtil, présent, attentif pour en percevoir toutes les circulations. Nous avons respiré plus large.
Et Annie, elle, a découvert le filon de sensible qui résidait en elle, le secret d’accord ou de partage dont elle était porteuse, et l’autorisation qu’elle se donnait de jouer avec les mots.
Ainsi, grâce à elle, et avec elle, nous nous sommes jetés dans des aventures d’écriture. Nous avons surnagé, survécu, heureux d’avoir pu nous mettre sur d’autres marches, d’autres marges. Et désormais désireux de toujours vivre de semblables aventures.

Ainsi, que ce soit au niveau enfant ou adulte, nous avons tout à gagner de nous perdre en l’Autre, de nous déporter sur d’autres territoires, de nous immerger dans d’autres sensibilités, sans jamais renoncer à nous-mêmes. À condition que ce nous-mêmes ne veuille pas, à toute force, rester dans ses enfermements. À condition qu’il reste ou devienne vivant, c’est-à-dire jamais rassasié de nouveaux développements.

- Mais, l’Éducation à la Paix ?
- Ah, oui, c’est vrai. Est-ce de cela que j’ai parlé ?

Paul Le Bohec, décembre 1991

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°53, Juin 1992
Texte repris dans Chantiers Pédagogiques de l’Est n°228-229, avril-mai 1993, p.9-11
Texte repris en partie pour le dossier : Pour une éducation à la paix, Nouvel Éducateur N°56, Février 1994