Pour raconter les débuts de cette méthode naturelle, je me replace à cette époque ancienne.
Voilà, il se trouve que j’aime le sport, et donc, dans ma classe, la séance quotidienne d’éducation physique n’est pas transformée en dictée problèmes. Mais c’est de l’éducation physique et sportive. Cependant, un jour, à la suite de mes premières expériences, l’idée me vient d’ajouter à la série en cours : une méthode naturelle de... corporel. J’emploie ce mot parce qu’en bon freinétiste, je considère que l’être humain doit être considéré dans sa globalité, cerveau compris.
Mais, dans ce domaine, la méthode naturelle est-elle possible ? Et qu’est-ce que cela pourrait bien être ? Je ne sais vraiment pas comment prendre la chose. Comme il s’agit avant tout de mettre les enfants en condition d’expression-création, j’essaie d’appliquer à ce nouveau domaine ce qui m’a si bien réussi par ailleurs. Dans un premier temps, je leur demande de créer, d’abord seuls, puis à deux, puis à quatre, avec la demi-classe, et enfin la classe entière dans toutes les familles qu’un professeur de gym, Georges Hébert, avait définies : marche, course, saut, quadrupédie, grimper, équilibre, lever-porter, lancer, défense, natation. Je donne évidemment l’exemple en inventant une marche, puis une course bizarres. Ils comprennent immédiatement et je n’aurai plus besoin de me mettre à contribution. Les créations sont montrées au groupe et l’on recommence ; certaines d’entre elles sont reprises et développées, mais la plupart du temps, sans doute parce qu’ils ont l’habitude de la créativité, ils s’en vont déjà dans toutes les directions. Le rire apparaît immédiatement. Cela s’explique aisément : en se permettant de sortir du comportement habituel, on échappe à la norme. Et comme toujours en cette circonstance, le bris d’un tabou provoque toujours le rire. Mais, très rapidement, l’esprit se met également de la partie. Lorsqu’il s’agit de marcher à deux, c’est facile car on sent l’autre et on s’adapte immédiatement à ses intentions comme il réagit aux nôtres. Nul besoin de parole, la communication passe par le corps. Mais quand on est quatre, ou douze, il faut bien s’accorder, prévoir, exécuter, recommencer en améliorant les choses. Imaginons un rang de 25 enfants. Quand va-t-on démarrer ? Comment ? À partir de quel signal ? Et qui le donnera ? Et que fera-t-on ? Jusqu’où ira-t-on ? Et comment s’arrêtera-t-on ? etc. Et pour courir et pour sauter à deux ? à quatre ?...
J’abandonne très vite l’idée d’aller au bout de la série des familles. Car, une fois l’expression-création installée, on est amené, une fois de plus, à aborder la globalité. Patrice vient de marcher à quatre pattes, en boitant d’un pied arrière et il éprouve le besoin de donner un titre à ce qu’il vient de faire : « C’est la vache qui a mis son pied dans un pot de yaourt. »
On marche ou on danse aussi sur des textes. On fait des machines à plusieurs en se donnant les mains, un peu n’importe comment. Et la machine fonctionne au rythme des tchiii-pouf-tchiii-pouf. On la perfectionne en diminuant ou en augmentant le nombre de participants ; deux machines se répondent, bref, c’est infini. Évidemment, il leur arrive aussi de chanter, de pousser des cris au bon moment, en phase. En mathématiques, Michel a dessiné un podium 1,2,3, au lieu de 3,1,2. C’est le 2 qui est sur la marche la plus haute. On le réalise aussitôt dans la cour.
Celui qui gagne la course, c’est le deuxième. Oh ! Ce n’est pas facile d’être le deuxième. Mais, peu à peu, des ententes s’élaborent :
« Tu seras le deuxième dans la première course et moi dans la suivante. » Mais les autres comprennent la tactique et se mêlent de contrecarrer leur plan...
Quels rires, mais, surtout, quel travail sur l’assimilation des esprits entre eux (Bachelard).
La cour est grande, non bétonnée, mais sablée. Et les jours de congés, les enfants continuent à créer à la plage. Certains enfants nous rapportent leurs inventions le lendemain matin... Si bien que l’école n’est plus que le moment de la communication et de l’incitation à poursuivre. Bref, une fois de plus, c’est bien la méthode naturelle : expression-création et communication dans un groupe positif.
Cependant, on franchit un nouveau pas. On sait qu’en Bretagne, il pleut rarement. Mais lorsque cela se produit, on ne stoppe pas tout à cause du mauvais temps. La classe est grande ; en un tour de main, on aligne les tables le long du mur. Et, à la fin de la séance, les tables se retrouvent magnifiquement alignées parce que j’ai enfoncé des punaises de repérage dans le plancher vétusté. On danse aussi sur des musiques chinoises qui donnent beaucoup de liberté sur le plan du rythme. Et on invente des chorégraphies. Le maître incontesté, en est ce même Christian, petit bonhomme chétif, proche de l’anorexie, qui se découvre des plaisirs de puissance en manipulant des groupes nombreux, quand ce n’est pas la classe entière.
Cependant, l’idée de texte libre corporel tarde à se faire jour en moi. Elle ne me vient pas immédiatement à l’esprit. Je ne vois d’ailleurs pas comment il pourrait se manifester. Je m’inquiète ; en corporel, c’est peut-être différent ; il y a peut-être des secteurs d’activité qui échappent à la loi générale de l’apprentissage que je commençais à entrevoir. Dommage !
Cependant, un jour, les enfants se mettent à agir en silence en négligeant d’émettre des sons. C’est vrai que l’on peut inventer aussi des danses à plusieurs, sans musique. Mais aussi, des danses individuelles. Eurêka ! Le voilà, le texte libre. Alors, je montre l’exemple : je me tiens en équilibre sur une jambe ou je me prends l’oreille gauche avec la main droite en la passant dans mon dos ou je montre un jeu de doigts. Là encore, cela suffit, ils ont compris. Les textes libres se mettent alors à fleurir. Il s’agit parfois d’un rien microscopique qui est repris et agrandi : une balle derrière l’épaule qui tombe et que l’on saisit au rebond en se retournant rapidement ; une tête qui tourne dans les deux sens ; un pied tendu en avant que l’on ramène brusquement pour se retrouver pieds joints après un demi-tour ; des oreilles qui bougent ; des paupières qui se retournent ; des essais de jonglage, seul ou à deux, l’exploitation d’une simple chaise qui offre tant de ressources ; des jeux de ficelle sur les doigts, hérités d’une grand-mère... mille petites choses qui créent le début d’une culture de classe qui va en se densifiant et se raccorde à une culture plus ancienne ; comme ces mains que, face à face, on se frappe en récitant une comptine. Mais ici, on ne se contente pas de consommer, on cherche surtout à produire, à porter sa marque. C’est simple, il suffit de donner à ses mains d’autres consignes ou d’accompagner l’exercice rituel de sons inventés. Car, la bouche fait aussi partie du corps, on a également des claquements de langue, des comptines qui ressurgissent et que l’on danse à plusieurs... et des r roulés (1) que je demande d’imiter parce que je sais que c’est dans l’enfance qu’il faut installer cette possibilité.
Évidemment, j’accepte toutes les productions, même si ça s’approche parfois du chant ou du dialogue. Je sais par expérience que si je délimite des frontières, tout sera stoppé. Et puis, on ne sait jamais par avance. On peut d’ailleurs leur faire confiance. Moi qui craignais au début que leur imagination ne se trouve vite à court, je n’en reviens pas de voir les choses continuellement se reprendre, se relancer par renforcement, déviation, glissement, transfert sur un autre domaine... Oui mais, est-ce qu’on ne perd pas son temps, est-ce qu’on ne s’amuse pas un peu trop ? S’amuser ! alors qu’on travaille : il est nécessaire de s’accorder, de s’adapter à un rythme, d’organiser, de s’organiser... l’écoute des autres, la prosodie, l’agilité des doigts, la détente, l’entente, l’aisance corporelle, l’imagination... Chacun suit ses tendances et chacun est admis. Personne ne se trouve marginalisé. Un champ supplémentaire de réussites équilibrantes se trouve ainsi offert.
Mais qui peut comprendre ce que j’exprime puisque je ne peux en produire les images ? Eh bien ! Au moment même où, après avoir traité de la parole orale, j’allais aborder ici cette méthode naturelle de gyms, je reçois une lettre enthousiaste de Monique Quertier, la camarade qui, la première, a pris l’idée de la méthode naturelle de maths au bond et qui l’a développée.
Paul Le Bohec
Texte paru dans le nouvel éducateur n°187, avril 2008, p.44-45
voir : L’école réparatrice de destins ?, L’Harmattan, 2007, p.67-70
(1) Là, je n’hésite pas à intervenir, car étant d’origine rennaise, je n’ai pas appris à rouler les r, ce qui m’a toujours handicapé pour pratiquer l’italien, l’espagnol, l’anglais, le russe.