Une visite à faire
Je déduis donc du texte :
« J’ai « sali » la bonne femme, je rigole, et la bonne femme est morte » que l’enfant faisait une opposition à sa mère. Supposition peut-être toute gratuite. Mais ce que je sais déjà des rapports mère-enfant m’incline à penser que je ne me trompe guère.
Mais puis-je aller trouver la mère ? Est-ce que j’aurai cette audace ?
À la réflexion, oui : je suis déjà depuis dix-sept années dans le pays, je suis accepté, la mère me connaît.
Je la connais aussi depuis une bonne dizaine d’années parce que j’ai eu ses aînés en classe. Et nous avons plusieurs fois pique-niqué ensemble lors des promenades de l’Amicale. Et j’ai beaucoup de copains dans son quartier qui m’est familier.
Mais jusqu’où vais-je pouvoir aller dans cette entreprise délicate ? Je verrai bien. Je pense qu’il y a une chance de progrès sur le plan psychologique, aussi, je suis décidé à tenter cette chance.
J’arrive, le garçon regarde la télé : il ne s’occupe pas de nous, on va donc pouvoir parler.
D’emblée, la mère me dit son chagrin de l’infirmité de son garçon. Elle a peur, elle est angoissée. On la comprend aisément parce qu’elle a de bonnes raisons d’avoir peur.
En effet, l’oncle de l’enfant était devenu bègue à l’âge de six ans dans les circonstances suivantes : « Mes parents étaient partis boire le café chez des voisins pendant que mon frère jouait avec des camarades. Mais la nuit est tombée et il n’y avait personne à la maison quand mon frère est rentré. Il s’est mis à hurler de frayeur. Et quand mes parents sont revenus, ils l’ont trouvé noir, défiguré, et à partir de ce jour, il a bégayé. »
La mère est malheureuse. Elle sait qu’il existe des écoles de rééducation, mais elle craint que ça ne réussisse pas à son garçon qui serait perdu s’il était arraché brutalement à sa famille.
C’est que le garçon est sensible à beaucoup de choses. À la télé surtout. Il quitte souvent la salle pour ne pas voir certaines scènes de films.
Je ne puis m’empêcher de dire qu’il y a peut-être une corrélation entre le renforcement du bégaiement et l’achat de la télé.
« Peut-être bien. Pourtant, il ne voit que les informations et les séances du jeudi. »
Hum, les séances du jeudi ! Avec l’horrible film de Rintintin qui épouvante les gosses fragiles et les démolit. Et les informations : rien que des catastrophes ! Il n’en faut pourtant pas beaucoup à ce garçon. Quand je dis d’une voix un peu spéciale :
« Dans Arles, où sont les Aliscamps,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses, … », il dit : « Oh ! là, là ! J’ai peur. »
L’enfant n’a pas non plus de très bonnes conditions familiales parce que l’un des frères est taquin à l’extrême ; il se venge peut-être ainsi de la trop grande attention accordée au dernier-né.
Je me sens un peu dans la situation de celui qui ne consent à s’occuper d’un malade, seulement quand il a été condamné par la médecine officielle. En effet, la mère a beaucoup « suivi » le petit, le faisant lire chaque soir et écrire, et calculer et lui donnant des dictées, etc. Mais elle reconnaît qu’elle a échoué dans son enseignement sur le plan de l’écriture ; elle renonce. Et sur le plan de l’élocution, c’est la catastrophe. Pourtant, elle a essayé de corriger l’enfant en le reprenant à chaque fois, en le faisant parler lentement. Peine perdue, jamais le bégaiement n’a atteint ce degré. Je dis :
« Je m’en suis aperçu. Mais j’ai su que ça n’allait pas pour une seconde raison : jamais ses textes libres n’ont été aussi perturbés. Et je cite le fameux texte.
– Mais où peut-il bien aller chercher tout ça ? Et cette bonne femme, qui est-ce ? C’est peut-être moi ?
– Ce n’est pas impossible. Voyez-vous quelqu’un d’autre ?
– Non, c’est peut-être moi.
– Est-ce qu’il accepte, de grand cœur, ce travail du soir, sous votre direction ?
– Généralement oui, assez bien. Mais parfois, il a des crises de colère. Hier soir, par exemple, il a balayé d’un revers de main tout ce qu’il y avait sur la table. »
Elle a les larmes aux yeux, la maman. Et je la sens prête à faire n’importe quoi pour qu’il y ait une amélioration.
Nous bavardons sur le bégaiement : elle sait par son expérience personnelle, par la télé et par des voisins bien informés que des chocs psychologiques peuvent être à l’origine de bien des troubles de comportement.
De mon côté, je lui dis le peu que je sais, et mon opinion personnelle que le bégaiement est à classer dans la même catégorie que le tic dont l’enfant est affligé et qui se produit uniquement à la maison. Cela traduit une perturbation sur le plan psychique. Mais il peut y avoir également une perturbation sur le plan physiologique. Or, je ne suis ni orthophoniste, ni analyste. Je ne peux donc faire de miracle.
Nous nous mettons d’accord pour essayer de travailler au maximum, sur le plan psychologique, d’ici le printemps, époque à laquelle l’enfant ira à Paris dans une école de rééducation.
« Mais que faut-il faire ?
– D’abord, vous rassurer sur deux plans. Premièrement, sur le plan scolaire, vous pouvez avoir confiance : votre garçon se débrouille très bien en lecture. Son écriture sera certainement très belle d’ici la fin de l’année, grâce au planning. En orthographe, cela va bien. En français, il a des idées, et en calcul, il se débrouille. Il faut donc le laisser tranquille à la maison et ne pas le tracasser. D’ailleurs, même si vous le poussez, il freinera. Sa mauvaise écriture, c’est peut-être une façon de freiner. Et peut-être pour une petite part, il joue avec votre inquiétude de son bégaiement.
Il faudrait que vous vous rassuriez également sur ce plan. Maintenant, le bégaiement, ça se guérit. Et je sais que celui de votre garçon est du type guérissable puisque, en chant libre, en jeu dramatique, en lecture, il ne bégaie plus du tout. Alors il ne faut plus être inquiète pour rien. Votre inquiétude elle-même nuit à votre enfant qui la ressent très profondément.
– Pourtant, je le gâte ; jeudi, il voulait une boite de peinture, je la lui ai achetée immédiatement.
– Mais ce qu’il lui faut peut-être ne peut s’acquérir avec de l’argent : c’est un peu d’indépendance. »
La mère a compris. Elle a essayé et une amélioration s’est immédiatement produite sur le plan des textes libres.
Moi aussi, de mon côté je vais essayer de faire l’impossible. Je vais lui donner beaucoup d’occasions de réussir en classe, en gym, en math, en théâtre. Il faut qu’il ait beaucoup de succès.
Je ne sais ce que cela va donner d’ici le printemps. Évidemment, il y a le problème du frère qui est très important lui aussi. Il faudrait que quelqu’un, le père peut-être, le choie davantage pour l’équilibrer.
Réussirons-nous ? Non, certainement, pas nous tout seuls. Mais j’ai cependant déjà réussi puisque j’ai desserré l’étreinte maternelle.
Seconde entrevue
Après une amélioration passagère, l’enfant a rechuté brusquement. Et, cette fois, le tic se manifestait même en classe.
Je suis retourné voir la mère de l’enfant ; le père était également présent.
Nous avons cherché ensemble. Et nous avons compris que ce n’était pas le « je » de l’enfant qui était malade, mais le « nous » de la famille (Lucien Bonnafè). Le garçon bégaie uniquement en face d’un interlocuteur parce qu’il manque de confiance en lui. Et cela parce qu’il n’a jamais pu faire d’expériences. La mère l’a couvé, et elle est maniaque de la maison, des vêtements, du travail scolaire. Le père est maniaque de l’ordre dans son jardin et son atelier (c’est un ancien marin).
Un jour, son fils avait fait germer des haricots dans une boîte, contre un mur. Et le père les avait balancés parce que ça faisait sale.
- Que diraient les gens ?
Et, en ce début d’année, le maître qui a la peur pédagogique inscrite dans les tripes était maniaque de la présentation et des « résultats ». Il n’était plus si aidant que l’année précédente.
La rechute de l’enfant s’explique facilement. La mère ne pouvait, en une seule fois, changer de technique de vie. Le garçon non plus ne peut subitement abandonner ses techniques ersatz. Il faut pour changer de technique de vie une claire conscience de l’imperfection de la solution adoptée. Et surtout la certitude de déboucher vraiment sur une solution plus rentable sur le plan de l’affirmation de la personnalité.[1]
Maintenant, nous sommes trois à vouloir changer le milieu.
La mère va faire rééquiper le petit vélo pour que l’enfant remporte une victoire à laquelle il tient beaucoup. Le père va se préoccuper du frère et il va donner au petit des outils, du ciment, des cailloux et un endroit pour ses constructions. Et le maître va faire réussir l’enfant. Que voulez-vous qu’il fît contre trois ?
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°7, la part du maître, 15 décembre 1963, p.11-13
[1] Voir « Essai de psychologie sensible appliquée à l’Éducation » C. Freinet.