Dialogue entre Françoise Bouplet et Paul Le Bohec
Paul Le Bohec (en italiques) :
– Je concevais très bien qu’au lycée, avec des classes de 35 à 40 élèves, des professeurs qui se succèdent sans interruption, des programmes contraignants, des élèves conditionnés par des années de passivité, il soit impossible de tenter quoi que ce soit.
Françoise Bouplet :
– Eh ! bien tu te trompais. En effet, en Travaux Pratiques, le nombre ne joue pas, puisque nous avons des groupes de 15 élèves. Et puis, en dehors des classes terminales, on peut s’arranger avec le programme pour essayer de bien traiter, au moins, quelques questions. D’ailleurs, comment ne pas être amené à chercher autre chose, quand on a éprouvé la lassitude que j’ai connue et le découragement devant l’inutilité, la stérilité de ses efforts. Lorsqu’on ne pense pas qu’en dehors de la routine, il peut y avoir des chemins plus productifs, évidemment, on reste dans les voies consacrées par l’usage et la déraison. Mais, avec l’exemple sous les yeux de ce que vous réalisez dans les classes primaires, il était difficile pour moi de ne pas me poser à mon tour des questions. Cependant, la raison principale de ma tentative d’amélioration de cet enseignement, c’est encore le comportement de mes élèves en face de la réalité : ils cherchent toujours à se raccrocher à des connaissances mal digérées au lieu d’avoir une attitude objective devant les faits. Par exemple, lorsqu’on met du sodium dans l’eau, il se dégage un gaz. On dit sans réfléchir, sans chercher à l’identifier : « C’est du gaz carbonique. »
Le second groupe placé devant cette assertion ne réagit pas. Et il faut une longue et difficile discussion pour établir la vérité. Et la vérité ne les attire pas du tout.
Autre exemple : on voit de la soude déliquescente. On dit : « Elle s’oxyde. »
Un troisième exemple : une élève a des électrodes en cuivre dans les mains. Je lui pose la question : « En quoi sont ces électrodes ? » Au lieu de les regarder, elle ferme à demi les yeux pour essayer de se souvenir de ce que le livre a bien pu dire à ce sujet. Ce manque de respect, de réserve devant les faits et aussi cette incuriosité m’ont toujours stupéfiée ! Tout cela m’a décidée à tenter quelque chose.
– Ne pourrais-tu pas nous relater tes expériences ?
– Oh ! expériences, c’est un bien grand mot. Car ce que je fais n’a pas valeur d’exemple. Et, pour l’instant, j’ai beaucoup plus de questions que de réponses. Cependant, ce serait peut-être utile de dire ce que j’ai fait. En effet, je me sens seule et j’ai tout de suite éprouvé le besoin d’échanger, de confronter, de communiquer en un mot. Si, comme tu le crois, cette relation pouvait provoquer d’autres démarrages, j’en serais heureuse, car, à plusieurs, nous avancerions plus vite. Voici donc ces quelques essais.
Travaux Pratiques
Autrefois, je dictais un plan détaillé du travail à effectuer. Alors, j’ai renversé totalement la vapeur : j’ai essayé la recherche libre. Mais, sauf pour quelques élèves, l’échec a été complet. Je ne sais d’ailleurs pas trop pourquoi.
– Cela est dû sans doute à la nouveauté de la situation. Partout, jusqu’à présent, et depuis leur plus tendre enfance, les élèves avaient dû écouter leur prof. Aussi cette soudaine liberté les a effrayés. Ils n’y étaient pas préparés. Il y a un apprentissage de la liberté à faire, surtout dans un tel contexte.
– C’est vrai. Mais, pour moi aussi, c’était un apprentissage et j’étais aussi un peu effrayée de mon audace. J’ai tout de suite trouvé une position de repli : j’ai proposé des études : étude de la soude, du volume d’un gaz en fonction de la pression, des différences de potentiel prises en différents points d’un circuit...
Ce qui m’a surprise, c’est que les enfants sont allés dans des directions que je n’avais pas prévues. Ainsi, ils avaient réduit de la litharge avec du charbon de bois et ils ont refait l’expérience avec du minium, ce que je n’ai trouvé sur aucun livre.
À propos de litharge, je dois te signaler quelque chose : deux élèves avaient donc obtenu du plomb. Ils semblaient émerveillés de leur « découverte ». Ils rassemblaient avec amour les gouttelettes brillantes pour en faire une plus grosse. Et ils ont refait l’expérience trois fois de suite dans des conditions identiques. S’ils avaient fait varier les quantités, j’aurais accepté ; mais non, c’était rigoureusement la même expérience. Et pourtant ils devaient avoir compris. Et ce qui m’a étonnée, c’est que les autres élèves se sont mis à leur tour à refaire l’expérience. Je l’avoue, cela me dépasse.
– Eh ! bien, à mon avis, cela s’inscrit parfaitement dans la théorie du tâtonnement expérimental de Freinet.
« Toute expérience réussie amène aussitôt sa répétition. » Cette phase de la répétition est très importante. C’est, au départ, une sorte de vérification. C’est comme si tes élèves n’en croyaient pas leurs yeux : il fallait qu’ils recommencent plusieurs fois pour y croire vraiment. Après la vérification vient l’assimilation : il faut beaucoup de répétitions pour que l’expérience soit parfaitement intégrée à l’individu.
« Tout acte réussi par autrui est imité lorsqu’il s’inscrit dans la chaîne d’expériences en voie de formation. »
Les autres garçons ne se sont pas contentés de voir et de croire ce qu’ils voyaient ; ils ont voulu croire à ce qu’ils avaient fait, avec les mains et non plus seulement avec les yeux.
Le groupe est aussi une personne et il passe aussi par la phase de la répétition.
– Mais, alors, il y a une perte de temps considérable. Et on risque de tourner en rond.
– Non, car les expériences ne sont jamais identiques et il se produit toujours à un moment ou à un autre un écart qui permet de prendre la tangente. Il y a un écart dans les faits, mais aussi dans les esprits. Au début, les élèves sont sensibles aux gros enseignements de l’expérience mais peu à peu ils s’affinent et deviennent aptes à apercevoir des différences qu’ils n’avaient pu saisir au premier abord. D’ailleurs, ils ont étendu leur expérience au minium. Et puis, Rousseau n’a t-il pas dit : « L’essentiel c’est de perdre du temps. » ? Si tes élèves perdent du temps maintenant c’est qu’ils n’ont pas eu le loisir d’assumer cette perte de temps plus tôt. Ils ne se conduiraient pas comme des gamins s’ils avaient pu expérimenter dans leur jeune âge. Ils seraient au-dessus de ça et quelques répétitions suffiraient pour qu’ils croient à ce qu’ils auraient fait et même à ce qu’ils auraient vu. L’expérience justement leur aurait permis de transposer plus vite et d’accepter plus facilement. Mais ici, comment veux-tu qu’ils ne se comportent pas comme des enfants puisque, dans ce domaine, ils commencent à peine, ils n’en sont encore qu’à l’enfance.
– Tu m’ouvres des horizons : je me rends bien compte que je vais devoir m’intéresser à la psychologie.
Mais j’ai aussi tâtonné sur le plan des comptes rendus.
– Pourquoi donc voulais-tu ce compte rendu individuel alors que les enfants travaillent par groupes de deux ?
– Pour pouvoir donner des notes. Mais je me suis rendu compte que j’avais mis le doigt dans un engrenage. Si je voulais faire prendre une attitude objective devant les faits, il fallait que les conditionnements anciens disparaissent. En effet, le compte rendu individuel fourmillait d’erreurs dues à ce besoin de se raccrocher à n’importe quelles connaissances, au hasard. Ou bien, l’élève prenait son livre, y cherchait l’expérience et la recopiait, parfois, mot pour mot. Pas de danger ainsi d’écrire des bêtises et d’avoir une mauvaise note. Même si l’expérience réelle aux T.P. n’avait pas réussi, sur le compte rendu, elle était parfaite. La raison de tout cela, c’est la note ; c’est elle qui est à l’origine des truquages parce qu’elle conditionne la sécurité. Mais quand, sur tes conseils, j’ai donné quelques bonnes notes, comme ça, sans interrogation, à des garçons qui avaient été très actifs, l’atmosphère a changé. Maintenant, je m’oriente vers le compte rendu collectif établi au cours de l’heure suivante. Cela a l’avantage de récapituler les différentes voies de recherche et de faire rectifier les erreurs par les élèves, entre eux.
– C’est ce que nous appelons la leçon « a posteriori ». C’est une sorte de synthèse qui porte ses fruits parce qu’il y a à ce moment des réponses à des questions restées en suspens. Dans la leçon habituelle, c’est la réponse qui précède la question.
– Oui, je vois. Mais je suis encore trop directive. Pratiquement, c’est encore moi qui fais et dicte le compte rendu. II faudrait peut-être que je fasse appel à des volontaires.
Je l’ai d’ailleurs fait, mais pour les exposés.
Un jour, j’ai dit : « Qui est volontaire pour un exposé ? » C’était un coup de dés. Que se serait-il passé si personne n’avait répondu à ma demande ? Par chance, ça a marché. Mais uniquement parce que j’avais aussi des garçons (depuis, quelques filles se sont décidées). L’exposé porte soit sur une question facile et entièrement traitée dans le livre (à apprendre par les autres pour la fois suivante), soit sur un sujet de synthèse servant de révision.
Exemple : Comparez les familles du sodium et du calcium. J’ai été surprise par la bonne réaction des élèves. Je cède mon bureau et devient seulement présidente de séance. L’auditoire est alors beaucoup plus attentif que quand c’est moi qui expose la question. Les élèves n’hésitent pas à interrompre quand ils ne comprennent pas ou quand ils trouvent que c’est mal exposé. « Tu n’as pas dit ce que lu cherchais. – C’est mal écrit. – Tu n’utilises pas bien le tableau. – Tu écris des suites d’équations sans rien expliquer ! – Plus fort ! – Va plus lentement ! »
Moi, vraiment, je m’amuse dans mon coin, car ils refont toutes les observations que je leur avais faites... sans résultats. Mais ma nouvelle technique aura-t-elle de bons résultats ? C’est encore trop tôt pour le dire. Et c’est, quand même, le but final. Pourrai-je faire tout le programme sous cette forme ? Cela n’a peut-être pas une telle importance. Mais, reste la question des problèmes et exercices. Et là, vraiment, je ne sais comment faire. Susciter des problèmes concrets ? À partir des T.P., on le peut, mais c’est moi qui les trouve et non les élèves. J’ai essayé de leur en faire fabriquer, ça n’a pas marché. J’aimerais connaître les expériences d’autres collègues. Je me rends bien compte qu’il me reste un grand saut à faire. Je ne pars pas de l’intérêt des élèves, mais je suis, en gros, un chapitre après l’autre du manuel qu’ils sont tenus d’acheter et je prends mes problèmes dedans. Pour les devoirs et interrogations écrites, je continue les méthodes traditionnelles impliquant le bachotage et la fraude. Cependant, il y a une mobilisation très nette dans ce domaine. J’ai obtenu de mes élèves des travaux plus personnels : les notes n’en sont guère meilleures mais elles correspondent cette fois à quelque chose. J’ai remplacé la composition par la moyenne de trois interrogations écrites, mais c’est simplement pour éviter les révisions abusives et répartir les chances, cela ne change rien aux principes. Toute seule, je ne vois pas comment faire autrement, voilà pourquoi je m’adresse à vous. J’ajoute quelques observations sur les documents que j’ai reçus. Je ne suis pas d’accord avec les fiches guides pour T.P. Nous avons aussi dans le second cycle des cahiers de T.P. J’y suis opposée parce qu’ils bloquent l’initiative des élèves et des professeurs. De plus dans la fiche sur le principe d’Archimède, j’ai remarqué (comme dans les manuels du reste) les lettres P1 P2 P3 conduisant à des formules. Je suis l’ennemie jurée de ces formules, je fais raisonner les élèves sur les nombres eux-mêmes et chaque fois qu’on le peut j’évite pour un problème la solution algébrique si un raisonnement peut conduire à la solution. Voilà ce que j’avais à dire. C’est peu, parce qu’il y a un progrès sensible seulement pour les T.P. Mais je ne demande qu’à aller plus loin. Qui m’aidera ?
Je te signale en passant que mon mari, prof d’Histoire et Géo, était très sceptique sur les possibilités d’une tentative d’École Moderne dans le contexte d’un Lycée (il y a le nombre d’élèves, la préparation du Bac, etc.) Mais, il a tout de même essayé les exposés. Il a eu des volontaires. Et ils se sont très bien débrouillés. C’est déjà quelque chose. En travaux pratiques, il aimerait avoir des documents non commentés, mais ceci est une autre histoire et une autre géographie.
Enfin, tu le vois, nous ne sommes pas des fossiles sclérosés, nous essayons quelque chose.
– C’est vrai, je me trompais, il y a peut-être tout de même des possibilités au Lycée. Nous ne pouvons malheureusement pas vous aider. J’espère que des équipes vont se constituer et alors toute la mécanique scolastique si étouffante va disparaître. Et les lycéens et leurs professeurs vont peut-être, enfin, pouvoir travailler. C’est tout le bien que je leur souhaite.
Françoise Bouplet et Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur technologique second degré n°4, sciences, 15 novembre 1966, p.19-23
et dans le dossier pédagogique de l’Éducateur n°26,la pédagogie Freinet au 2nd degré, supplément au n°1 du 1er octobre 1967, p.26-28 (article réduit)