À quelle heure sommes- nous ? À quelle heure vivons-nous ? À l’heure nouvelle ? À l’heure ancienne ? Où allons-nous ? Où glissons-nous ? Où sont les chemins sûrs ? Qu’est-ce qui demeure ? Où est la vraie voie ? N’allons-nous pas manquer le train ? Faut-il prendre le train ?
Voilà bien le flot d’interrogations qu’a suscité ce colloque (1) qu’on aurait pu appeler : « écologie de l’école ».
Nous, les anciens, nous y sommes allés, sûrs de ne pas y avoir notre place. Sûrs de n’y avoir rien à dire. Sûrs d’appartenir à une génération dépassée. Surprise !
Les idées anciennes de Freinet, d’Élise, de la masse de leurs compagnons sont encore, non seulement actuelles, mais pleines d’avenir. Après une période de glaciation, elles refleurissent à nouveau. On s’aperçoit que c’est à peine si elles avaient reçu un commencement de développement.
On n’en finira donc jamais d’offrir des chemins !
D’après ce que nous avons cru comprendre, les multimédias n’apportent que des informations. Ils permettent de recevoir très vite une réponse à une question. Et alors ?
L’essentiel n’est-il pas d’avoir des questions ? Nous avons vu fonctionner un appareil :
– Tu parles, rien que de la consommation (et de l’argent). Ça ne permet pas de connaître.
« Connaître, c’est primairement computer, c’est-à-dire opérer sur des signes, symboles, formes, par le moyen de signes, symboles, formes. » Edgar Morin, Connaissance de la connaissance, Seuil
Le mot principal, c’est : opérer. Pas d’assimilation sans travail préliminaire. D’après ce que nous avons compris, Internet – en tant que banques de données – ce sont surtout des pilules d’information prédigérées (et de l’argent).
C’est tout juste bon pour participer à « Questions pour un champion. » Ça donne des renseignements, mais l’essentiel, c’est d’avoir un projet, d’être en marche et, surtout, de créer soi-même de l’information à l’intérieur d’un groupe, (textes, recherches, créations...)
Jean-Louis Gassée, ex-numéro deux de la société Apple joue les iconoclastes. Ce pape de la high-tech cogne sur l’apprentissage par ordinateur :
« Attention au fantasme de l’enseignement sans peine. Malgré l’ordinateur, le niveau scolaire se dégrade dans tout l’Occident, car on oublie les bases de la pédagogie. Cette machine ne modifie pas le processus d’apprentissage : pour faire des maths ou de l’anglais, ses avantages sont négligeables. Il n’est bon ni pour notre industrie, ni pour nos enfants de donner un rôle important aux ordinateurs dans l’éducation. Si les écoles en achetaient un peu moins, le secteur ne s’en porterait pas plus mal. » (Libération, 23-6-95)
Il ne faut pas oublier les bases de la pédagogie. On les a retrouvées dans l’apprentissage des arbres de connaissance du groupe Pascale, Patrice, Pierrick (35). Un impératif : réussir avant le colloque. Donc, un point fixe dans l’avenir. Donc : tâtonnement expérimental.
Nous en avons retrouvé tous les éléments : nécessité d’une pratique personnelle (celui qui ne s’est pas mis aux commandes n’a rien appris), phénomènes de groupe, existence de références : le bouquin initial, les directives, les coups de téléphone à Chantal, l’apport de Michel Authier, le « père », les références personnalisées dans ce trio. Et maintenant, celui-ci va devenir également une référence plus accessible parce qu’on aura affaire à des pairs.
Quelque chose d’insolite, de magique, d’un autre monde. De l’ « invu », du mystère, un diplodocus du futur déployant des membres étranges dans un espace inconnu. On ne sait pas encore ce que ça va vraiment donner. Le principe en est intéressant : prendre en compte le savoir des personnes, les rassurer sur elles-mêmes, les faire reconnaître, les faire avancer...
De toute façon, c’est une aventure nouvelle à courir. Une fois de plus, là comme ailleurs, des freinétistes sont allés au contact de la nouveauté pour voir ce qu’ils pourraient en retirer de positif pour les jeunes et, ici, également pour leurs parents.
De toute façon, il en ressort un élan, une recherche, une dynamique.
Quelle place cela prendra- t-il ? On ne le sait pas encore. On essaie, on teste. Mais on avance, les yeux ouverts, sans se laisser trop séduire par la magie de cette nouveauté technologique. On retrouve les raisons de la survie de la pédagogie Freinet qui repose elle aussi sur un élan, une recherche, un refus d’accepter, de se résigner.
Il faut rester dans ce courant de l’époque. Dans sa conférence, Pierre Lévy a dit que l’affectif garde toujours sa place, que les trajectoires professionnelles seront très variées. Et, surtout que l’évaluation portera maintenant sur des flux.
Quoi ! L’évaluation par additions de briques de savoir ne sera plus de circonstance. Mais alors, l’école est déjà d’un autre âge. Une grande part de l’actuelle pédagogie Freinet est déjà obsolète.
Il faut construire sur l’élan, le déroulement de trajectoires, repasser à l’intelligence collective (Pierre Lévy), développer la créativité, l’aptitude à la stratégie (méthode naturelle de maths) ...
« Avant, pour survivre, il fallait savoir lire, écrire, compter. Maintenant, il faudra être créatif. » Henri Laborit
Dans les écoles rurales, on était tranquille. On résistait bien. On savait que, généralement, les CP-CE n’étaient pas des fanas de la télématique, ni même de la correspondance s’ils se plaçaient résolument dans l’exploration du langage. Des correspondants à deux mètres d’eux, toujours prêts à vous écouter, à vous agrandir, à vous donner de nouvelles idées, de nouvelles pistes, c’était déjà beaucoup.
Cependant, dans les écoles à petites structures, quand le groupe d’âge n’atteint pas la masse critique, quand l’âge l’exige, quand les échanges, les projets ne peuvent continuellement se réalimenter, alors les NTC (2) peuvent être un adjuvant nécessaire.
Oui, mais Chantal d’Ardèche nous dit que les petits sont sensibles au fax !
Jean-Louis Gassée ne sait rien de l’utilisation que font les enfants des autres possibilités de la machine, ne serait-ce qu’au niveau du traitement de texte. Pierre-Yves (35) nous trouble quand il nous parle des rapports de ses élèves avec l’ordinateur. Témoin cette petite fille qui ne consent à écrire qu’au clavier. C’est déroutant.
Quand Rémi, mon ancien élève, écrivait un conte banal de loup et de petits cochons, son écriture était sereine, harmonieuse, moulée. Mais quelle fougue, quelle perturbation de l’écriture quand il inventait un conte personnel. Il écrivait dans la pulsion, sa main n’arrivait pas à suivre, il était possédé par son texte. Cela va-t-il disparaître ? Et la scriptothérapie naturelle ?
Cependant, un point d’espoir : des possibilités nouvelles s’offrent.
Ainsi, Françoise a sur ordinateur, tous les textes – un par jour – d’un enfant sur trois ans. Nous allons pouvoir travailler en parallèle sur la base des « Rémi ». D’autant plus facilement qu’on pourra avoir dix textes imprimés sur la même feuille. Ce sera beaucoup plus facile à consulter que 550 textes manuscrits.
Ainsi, les enfants vont pouvoir former les maîtres. Car c’est le comportement réel des enfants qui peut le plus nous apprendre en pédagogie. Et ce sera facile, à la portée de tout le monde. Il ne s’agira plus d’études pointillistes isolées, mais de travaux de grande portée générale. On va pouvoir voir se créer un savoir autonome de praticiens.
Mais quelle surprise de constater que les mentalités n’ont pas évolué. Alors qu’on s’installe dans « le village interplanétaire » sur la base de relations horizontales, une autorité académique veut former des formateurs de formateurs de formateurs pour brancher les enfants sur Internet. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre. Pour moi, les meilleurs formateurs, ce sont les enfants et les maîtres qui ont expérimenté.
Évidemment, des phénomènes nouveaux apparaissent. Remettent-ils tout en cause ? Les enfants n’ont-ils pas, comme jamais encore, besoin de dire, d’être entendus, d’être aimés.
Plus que jamais, l’expression, la création, la communication ne sont-elles pas de mises ?
Mais sur la base d’une utilisation approfondie de toute la surface des langages.
Et l’école rurale, ne sera-t-elle pas le lieu privilégié de l’expérimentation nécessaire à l’organisation de la nouvelle société du temps libre ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°84, Février 1996
(1) Colloque du Vercors organisé par les CREPSC (centres de recherche des petites structures et de la communication), Autrans, juillet 1995
(2) Nouvelles Technologies de la Communication