Avant toute chose, je veux préciser sur quelles expériences je me fonde pour oser prendre la parole dans le débat.
Mes élèves ont peu peint, mais comme chez beaucoup de copains, ils ont beaucoup dessiné. Cela n’a rien de très original en pédagogie Freinet. Cependant, en dehors de ma classe, j’ai pu suivre de très près une expérience de dessin et de peinture sur de très longues années. J’ai vu ce que pouvait donner une atmosphère de liberté établie dans une classe de filles à plusieurs cours (CP-CE1-CE2). J’ai su aussi comment la maîtresse de cette classe résistait à mes propositions d’accaparement des œuvres.
« Pourquoi les faire reproduire, répéter, recommencer ? Où serait la surprise, la liberté ? »
J’ai également suivi de très près une expérience encore plus complète sur le plan du libre développement, à un niveau d’âge plus élevé : CM1, puis CM2 dans une atmosphère psychologiquement plus chargée, avec des garçons et des filles. J’ai dans mon grenier, trois mille dessins de cette classe, sur deux années. Et, pour beaucoup, cela n’a pas grand chose à voir avec l’art, mais avec une forte dominante de l’utilisation du dessin pour tenter de régler des problèmes psychologiques. (Les dessins de Patrick, Casterman) Cependant, certains de ces enfants se consacraient néanmoins à l’expérimentation, à la découverte, à la recherche de la beauté, ce qui prouve la réelle atmosphère de liberté qui régnait dans cette classe.
J’ai suivi aussi, de très près, une expérience de dessin-peinture-collage-sculpture... à tendance plus artistique avec filles et garçons de 9 à 14 ans.
J’ai participé aux travaux de Freinet sur le dessin.
Cependant, tout cela ne pourrait ressortir que du passé et donc limiter mon droit à la parole. Mais le hasard a voulu que j’aie pu suivre également de très près l’aventure picturale d’un jeune peintre actuel. Je me sens donc de ce fait dans le coup, car je sais ce que sont les « installations », les « préparations », etc. Je ne manque pas d’informations sur la réalité actuelle et je veux m’appuyer dessus pour intervenir, utilement je l’espère, dans ce débat nécessaire.
Tout cela pour dire que je ne suis pas un fossile mais un vrai qui ne rêve que de s’introduire dans l’œil de tous ceux qui regardent fixement devant eux pour ne voir que ce qu’ils ont toujours vu ou qu’ils ont toujours seulement voulu voir.
Il pourrait être intéressant de témoigner, non pas des erreurs que j’aurais pu commettre, mais des insuffisances de mon accueil d’autrefois.
Ainsi, maintenant, je serais encore plus vigilant à ce qui pourrait apparaître dans ma classe. Pourtant, je l’étais déjà beaucoup sur le plan des mots, des idées, des chansons, des gyms. Et les créations de mes gosses ont été innombrables. Cependant, je n’avais pas l’esprit encore assez large. Je me tenais au fait de l’actualité culturelle, mais je ne pouvais que me situer dans l’état où elle se trouvait alors. Et puis, j’étais encore, quoique instit freinétiste, encore trop instit. C’est ainsi que lorsque Ginette m’avait apporté en rentrant de récréation un petit bout de carton plié en deux et qui tenait debout, je m’étais exclamé :
« Regardez les enfants ce que Ginette a inventé ! Ça tient debout. »
Et ça avait été le départ d’une aventure de construction qui s’était développée sur un mois : dièdre, paravent, fourreau rectangulaire, prisme droit, développement à plat de solides inconnus, établissement de patrons d’objets connus, créneaux, histoire de chevaliers, etc. Évidemment, je ne pouvais faire qu’avec ce que j’étais à ce moment-là. Au niveau des enfants et de leurs productions, il y avait bien autre chose. Mais je ne le soulignais pas parce que je ne le voyais pas. Ainsi, du fait que le dièdre tenait debout, nous aurions pu déboucher sur les stabiles de Calder, sur le polygone de sustentation, etc. L’accueil du maître a beaucoup d’importance. Et encore, c’était déjà bien qu’on en eut tiré tout cela. Et ça avait fait du bien à Ginette qui avait bien besoin de se trouver valorisée quelque part.
Mais quand, un autre jour, elle m’avait apporté, en rentrant de récréation, trois brindilles entourées d’un bout de laine, je m’étais contenté de lui dire :
« C’est bien Ginette. » Et je ne l’avais même pas montré à la classe !
Je me souviens également que j’avais apporté au congrès de Grenoble, des constructions de mes élèves faites avec des morceaux de bois de tout venant, des boules pour filet de pêcheur, un corps de flûte, un filet à patates orange... Eh ! bien, maintenant, je saurais que ce sont des « installations » et, sans m’emballer outre mesure parce qu’on aurait fait de l’art contemporain ! J’aurais accordé plus d’attention à cette exploration. Est-ce que cette technique artistique aurait pris davantage de place dans la file des créations ? Sans doute, mais ce n’est pas sûr. Il s’agissait d’un CP-CE1 et, à cet âge, on a tous les domaines à explorer, à découvrir. De plus, j’avais à ce moment-là assez grandi en pédagogie pour me garder de toute tentative de me glorifier de la naissance de cette nouveauté à ce niveau dans ma classe. Les élèves s’étaient suffisamment distingués comme cela grâce à la méthode naturelle que j’utilisais déjà beaucoup et qui leur avait permis de normalement exister. Ce qui ne laissait pas souvent de me surprendre. Hé ! Qui me l’aurait déjà appris puisqu’on n’en était qu’au début et que le front était si large qu’il y avait partout des terrains encore en friche.
Quand Roger avait vu ses grands de 14 ans coller du sable de la plage sur leurs grattages, il l’avait naturellement accepté. Mais s’il avait su à ce moment-là que cela s’apparentait à la démarche de Soulages, il l’aurait sans doute pris davantage en considération. Comme quoi des enfants libres, sans souci de plaire à qui que ce soit, et sans se préoccuper de savoir s’ils sont dans le vent, explorent bien des domaines.
Et comme disaient à Clem, les enfants de l’école de Vence :
« Les artistes ? Ah ! Oui, ceux qui viennent chez nous pour copier ce que l’on fait. Bon, oui, et alors ? »
Alors, ce n’est pas facile. Des quantités de questions se trouvent posées. On a envie de s’exclamer : Mais comment tout faire !? Comment tout savoir !? Que faudrait-il faire !?
Doucement, doucement. Du calme.
Que convient-il de faire maintenant et que l’on ne faisait sans doute pas, ou pas assez, ou pas de la bonne façon ?
« L’être humain recherche toujours l’économie, mais il n’a l’impression de vivre que dans l’excès. » (Morin)
Or, nous savons par expérience pour l’avoir longtemps constaté combien les jeunes sont capables d’engagement profond dans des activités qui leur conviennent. C’est la totale négation de ce que dit Dubuffet. Mais il ne pouvait en avoir l’expérience.
Viviane Forrester dit que l’un des moyens de résister à l’ultralibéralisme, c’est la culture. Pour moi, il ne s’agit pas d’une culture livresque, perroquette et ostentatoire, mais de la culture de ses plaisirs, pour ne pas dire de ses joies. Il faut permettre aux jeunes de s’engager dans des voies d’expérimentations et de plaisirs. Mais cela ne se fera pas sans action pédagogique de notre part.
Ponge dit que nous avons des millions de sentiments à éprouver. Il faut donc ouvrir grand le chantier.
Mais qui décidera de ce qu’il faut offrir aux enfants afin de les armer pour le futur ? Non, il faut d’abord les armer pour leur présent. Si on réussissait à les mettre en marche, on pourrait enrichir leurs trajectoires.
Mais comment savoir ce qu’ils cherchent, au moins pour commencer ?
Il fallait leur permettre, dans un premier temps, de réussir sur cette base. Et cela s’est fait tout naturellement pour certains maîtres qui travaillaient déjà dans ce sens. Mais il y avait la vie, les autres, le désir souterrain du maître. Il n’y avait plus qu’à laisser les choses harmonieusement se développer en essayant d’accueillir toujours au plus large ce qui ne manque jamais de se manifester quand on a le respect des individus, des tempéraments et des trajectoires.
Maintenant, est-ce que les choses ont changé ? Est-ce que les enfants diraient, comme il y a vingt ans, que les adultes qui choisissent des œuvres moins léchées sont complètement tarés. Il faudrait refaire l’enquête pour savoir ce qu’ils pensent maintenant. Au départ.
Mais il suffit parfois de les observer dans leur liberté ; dans la cour, par exemple.
Qu’est-ce qui les branche vraiment ? Sur le plan musical, il y a, par exemple, le rap et même le rap français qui se développe bien dans notre pays littéraire. Et s’il se manifestait au niveau des enfants, pourquoi pas ? Ne serait-ce pas une dimension supplémentaire pour permettre à certains enfants d’exister davantage.
Cependant, je viens de passer des cassettes à Marie. Je viens de découvrir qu’elle est une excellente chanteuse. Elle peut faire chanter ses élèves et même leur permettre de créer des chansons. Mais doit-elle se mettre au rap pour autant ? Non, déjà, si elle fait bien ce qu’elle est capable de faire, il faut qu’elle le fasse. Les suivants pourront étendre à leur tour le registre des créations. Le rap est une dimension supplémentaire, il n’exclut nullement tout ce qui précède.
Revenons au dessin-peinture. Là aussi, puisqu’on ne saurait tout faire, qu’on fasse au moins ce pourquoi on a des dispositions, des facilités. Ce qui n’empêchera pas de chercher toujours à agrandir ses talents personnels. Car il faut être aussi en marche et se frotter aux copains qui peuvent nous révéler de nouvelles pistes et nous permettre ainsi d’agrandir nos capacités pédagogiques.
Alors qu’allons-nous faire ?
Pour bien le déterminer, je signale ce qui nous arrive en méthode naturelle de mathématiques. Dans ce domaine, la culture s’est élargie. En 60, nous n’étions guère sensibles qu’à l’arithmétique et à la géométrie élémentaire. Depuis, notre regard mathématique sur le monde s’est considérablement élargi. Et lorsque nous recevons les créations des enfants, nous savons rapidement dans quelles perspectives elles pourraient se placer ; ce qui nous permet parfois de proposer un pas de plus dans la direction entrevue. Mais nous avons progressé sur nous-mêmes parce que nous avons réussi à museler de plus en plus notre désir d’exploitation immédiate. À juste titre d’ailleurs, car si nous laissons les idées se développer, elles entraînent la classe beaucoup plus loin qu’on n’aurait pu s’y attendre. Cependant, nous continuons à nous rencontrer pour augmenter coopérativement notre culture mathématique et pédagogique afin d’être encore mieux capables de recevoir.
Les plus aptes à pratiquer la méthode, ce sont ceux qui sont plutôt des globalistes et possèdent une culture dont la profondeur est l’étendue. Je m’explique : vous avez vu qu’à partir du dièdre de Ginette, nous avons développé des activités de géométrie, de manualité, d’histoire et de littérature. Mais nous aurions pu aussi aborder le domaine de la physique et de la sculpture. Pas de bile à se faire : on ne peut tout faire et ce qui n’a pas été abordé ce jour-là pourrait l’être un autre jour, ou une autre année, avec un autre enseignant. À condition qu’il base aussi son enseignement sur l’expression-création des enfants.
Alors, notre premier boulot, c’est de nous enrichir personnellement et d’agrandir notre champ de réception. Je verrais très bien un stage de développement de nos jouissances, non seulement à nous du niveau CP-CE, mais à tous les niveaux. Comme je le pratiquais avec mes étudiants de l’IUT- carrières Sociales et mes stagiaires, en écoute picturale, architecturale, musicale... On allait par exemple au musée de Rennes et chacun se choisissait l’œuvre qu’il préférait. Il disait pourquoi il l’aimait. Et les autres disaient à leur tour pourquoi ils aimaient ou n’aimaient pas. Cela agrandissait notre regard, notre écoute, notre attention à l’autre et aux divers éléments de la vie. C’était il y a vingt ans, ils s’en souviennent encore.
On a ainsi à apprendre à jouir du grenu, du déchiré, de l’opposition, du contraste, du déséquilibre, du micromouvement, de la cinétique, de la composition, du noir, du sable, de la dynamique de la note, des basses, de l’explosion, de l’exploration, du calme, de l’audace, du nouveau, de l’insolite, de l’inconnu, de l’ouvert, du centré, de la tendresse, de la connivence, du partage, de la compréhension, de la surprise, etc. Non pour l’enseigner, mais pour le percevoir quand il naît et le souligner simplement ; laissant à chacun, en dehors de toute pression, la possibilité de le développer si ça lui agrée, suivant ses besoins particuliers, qu’ils soient légers, engagés ou, quelquefois même, pour lui d’une importance vitale.
Aucune culpabilité à se faire à ce sujet d’essayer de développer nos jouissances C’est maintenant clairement notre devoir pour aider à mieux vivre et à donner envie de vivre à ceux dont nous avons la responsabilité. Et c’est notre devoir de freinétistes de prendre les êtres, les groupes et le monde dans leur complexité. Boulot difficile s’il en fut, mais porteur de satisfaction, de générosité et de vie.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°92, Mai 1997