Emmanuel Kant disait que les enfants apprennent à penser. Mais aujourd’hui qui s’en soucie ? Il n’en est jamais question dans les débats. Et, pourtant, ce serait un tel progrès pour tous.
Alors, pourquoi apprendre à lire si ce n’est seulement pour accéder à la pensée d’autrui ?
Ce n’est pas qu’elle soit inintéressante. En fait, elle est même d’une richesse extraordinaire. Mais comment pourrait-elle se raccorder à l’expérience de l’enfant ?
Voici ce qu’en dit Bachelard : « L’être vivant se perfectionne dans la mesure où il pense relier son point de vie fait d’un instant et d’un centre à des durées et des espaces plus grands. »
L’écriture est justement un moyen intéressant d’agrandir le cercle de ses repères personnels.
« C’est quand on commence à écrire que l’on commence à penser. » (Ricardou)
La linéarité de l’écriture oblige à mettre de l’ordre dans ses mots avant de les poser sur le papier. Mais que pourrait-on écrire ?
C’est le fonds qui manque le moins.
Incontestablement, les événements de la vie impriment leur marque sur l’être humain et il éprouve l’impérieuse nécessité de les exprimer. Quand on a été percuté, on a besoin de répercuter.
Comme le disait l’écrivain et boxeur Jean Prévost :
« Seuls font mal les coups que l’on ne peut pas rendre. »
Seul perturbe ce qui n’a pu être dit.
Donc, l’être humain a besoin de s’exprimer et il dispose de l’écriture. Mais un autre fait le caractérise : lorsqu’on y réfléchit à ce qu’il cherche, le premier verbe qui vient à l’esprit, c’est, évidemment, survivre. Mais aussitôt après, vient exister, c’est-à-dire être reconnu, compter pour quelqu’un. Est-ce qu’à la source de la violence actuelle, il n’y a pas le fait que des quantités de gens ne sont pas pris en considération, même par eux-mêmes. Alors ils cherchent à manifester leur existence d’une façon ou d’une autre. Et, s’il le faut, ils profaneront des tombes pour connaître l’incomparable bonheur de passer à la télé.
Comment, dans une classe, vingt-cinq élèves peuvent-ils s’exprimer en même temps ?
La méthode est simple : ils écrivent chaque jour un texte. Lorsque le maître procède à la lecture des productions de classe, chacun a le sentiment d’exister à ce moment-là, car il s’agit bien de ce qu’il a dit, lui. Ainsi, il a pu être entendu. En outre, chaque jour, à tour de rôle, on choisit un texte pour une étude un peu plus approfondie. L’auteur se place devant le tableau et les autres lui demandent des compléments d’information. Il se sent alors encore plus pleinement vivre : il n’en revient pas de pouvoir être à son tour au centre : de pouvoir compter à ce point.
Puis, son texte est mis collectivement au point. Ce qui, en passant, permet à tous d’assimiler beaucoup de connaissances utiles parce que la mémorisation est liée à l'affectivité.
Peu à peu, la culture enfantine s’échafaude, évidemment de faible niveau : mais elle a le mérite d’exister. On peut construire dessus car elle ira en s’élargissant.
Mais il ne faut pas brûler les étapes.
Au CP, l’enfant écrit uniquement pour lui-même. Il en est au stade du soi vers soi.
« Mes abeilles sont mortes. J’ai du chagrin parce que j’aimais bien le miel. » Marcel P (6 ans)
Au CE1, il accomplit un nouveau pas : il passe au soi vers les autres
« Une dame a dit : « Bonjour, ma fille » à ma petite sœur de deux ans. Elle a répondu : « Bonjour, ma femme ». Roland L’H (7 ans)
Au CE2, il en vient au soi avec les autres ; il leur communique ses idées et il s’intéresse aux leurs.
« La vie est un grand rêve. Quand on meurt, ou se réveille. On marchait peut-être sur la tête. La main gauche était la main droite. On était encore dans le chou. Et quand on plantait des fleurs, on plantait son rêve ou son âme. » Michel R (8 ans)
Et puis, si les étapes précédentes ont été correctement franchies, il en arrive, vers neuf ans, au stade du soi et du non-soi. Il peut alors, à partir du CM, prendre en compte le monde extérieur et le regarder de façon plus objective.
NATURE
« Tout est calme. Le matin, la rivière coule eu clapotant. Les oiseaux piaillent parce qu’ils ont passé une bonne nuit. Et moi, je suis dans la forêt à écouter, à sentir, à voir l’odeur du matin qui est encore froide à respirer. Mais il n’est pas trop tard pour assister à l’ouverture des fleurs et à la caresse de l’herbe sur mes bottes sèches. Je ne vois rien car la brume est trop épaisse, mais j’entends le cri des arbres qui me disent bonjour. » Monique L. (CM1)
Il s’ouvre également aux autres et il entre dans le : « Connais-toi toi-même jusque dans les autres et connais des autres ce qui n’est pas toi. » Ce sont des pairs. Il est à l’aise devant eux, il peut tout leur dire de ce qu’il pense, de ce qu’il éprouve, de ce qu’il a besoin de crier :
« Mort, tu cours dans les champs
Tu te faufiles dans les trous des grillons pour après t’enfuir dans les carrières de granit où les pierres entaillent
Tu te jettes sur les routes caillouteuses
Et tu bondis dans l’ajonc qui t’accueille dans ses épines meurtrières
Et tu cries comme un enfant sans mère
Comme si c’était la fin.
Mais tu reprends vie
Et tu recommences comme la poussière qui se recolle à l’homme
Comme les griffes d’un félin dans la peau d’un animal vaincu
Comme une anguille dans des haillons pourris. »
Yvon L (CM2)
Chacun, évidemment, veut agrandir le cercle de ses curiosités, chercher des réponses ou des prolongements à sa pensée, « relier ses points de vie à des durées et à des espaces plus grands ». Alors, peut naître une passion durable pour la lecture : il y a tellement à prendre et à apprendre chez les autres. Et il se pourra même que l’on puisse, un jour, rencontrer dans un livre cet autre soi-même, cet écho inespéré de soi auquel on aspirait sans le savoir. Mais c’est l’écriture qui crée en chacun le centre qui permet de tout recevoir, de tout accueillir.
Ajoutons un dernier élément, essentiel. Les enfants se servent souvent de l’outil-écriture pour travailler au rééquilibrage de leur personnalité à travers une production symbolique dont personne ne peut repérer la source et même pas eux-mêmes.
« Les oliviers sont beaux en toute saison. Les oliviers donnent des olives. Un jour, un olivier donna des cerises et il devint tout rouge. Les gens disaient qu’il était malade. Et ce pauvre olivier mourut avec autour de lui le chant des oiseaux de bonheur. » Nathalie (7 ans)
Le petit frère s’appelle Olivier.
Ainsi, lorsque les enfants se sentent vraiment libres de leur écriture, ils en profitent parfois pour régler symboliquement leurs comptes sans qu’absolument personne ne le sache, le maître étant d’ailleurs trop occupé pour pouvoir se poser des questions.
Et il n’apprend souvent ce qui s’était passé que beaucoup plus tard, quand il rencontre ses anciens élèves. Il comprend alors pourquoi certains d’entre eux avaient brusquement démarré après la soudaine et étonnante expression de leur malaise. Il les croyait limités jusque-là, alors qu’ils n’étaient qu’encombrés. Le monde intérieur de certains enfants s’étant ainsi réordonné, ils deviennent alors disponibles pour percevoir les structures du monde extérieur et mieux les assimiler. Ce qui est le but de l’école.
Donc, au total, l’écriture est un outil de meilleure vie. Mais pourquoi les enfants devraient-ils en être frustrés ? Ils peuvent y accéder dès le début de l’école primaire, en particulier si on utilise la méthode naturelle d’écrit-lecture qui se base sur la nature de l’être humain, sur l’expression-création et sur la nature de la langue.
Paul Le Bohec, 35520 La Mézière
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°150, Mai 2006, p.14-15
Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°85, Juillet 2006, p.61-63
Texte paru dans chantiers pédagogiques de l’est n°389-390, sept-octobre 2006, p.9-10