À Cauduro, le dernier paysan du village nous raconte :
« Écoutez, je vais vous dire, il est venu l’autre jour un des responsables de la protection des espèces en voie de disparition. Eh bien, je puis vous dire, ces gens-là n’y connaissent rien. Ils ont beau avoir fait toutes leurs études, ils ne se rendent pas compte des choses.
On a discuté longtemps sur l’aire et on s’est même engueulé. Il prétendait qu’il n’y avait qu'un couple de grands ducs dans la région. Et moi je lui disais qu’il y en avait une bonne dizaine. Ces gens-là, ils n’y connaissent rien.
Je ne dis pas qu’ils ne servent à rien. Que ce n’est pas utile le boulot qu’ils font ailleurs. Pour les jean-le-blanc, par exemple, ils ont raison, il n’y a qu’un couple. Mais pour les grands ducs, ils se trompent complètement. Vous pensez si je les connais : la femelle fait « duc duc duc ! » et le mâle « duc kouh ! duc kouh ! »
Et il prétendait ce monsieur que c’était le même couple qui se déplaçait toute la nuit. Hé bé ! Et quand ils chantent ensemble, ils ne sont tout de même pas partout à la fois.
D’ailleurs, je les vois bien quand je circule dans cette montagne. Il m’arrive d’en lever. Ça niche dans les pierrailles.
Huit jours après ce monsieur est revenu. Et il a reconnu : « C’est vrai, vous aviez raison, il y a plusieurs couples. »
Ah ! ces gens, s’ils voulaient un peu interroger les paysans qui sont sur place et qui savent les choses. »
Pendant qu’il disait cela, je pensais : « Et nous, est-ce que nous ne sommes pas les paysans de la pédagogie ? »
C’est vrai qu’il y a des gens qui font des études, qui deviennent des spécialistes. C’est peut-être bien qu’ils aient du temps, des crédits, qu’ils soient un peu à l’écart. Et à les fréquenter on peut être amené à se poser des questions utiles auxquelles on n’aurait peut-être pas pensé sans eux. Mais après, il nous faut tout de même revenir à la pratique.
Nous aussi, nous avons un savoir, sur le terrain. Mais contrairement aux paysans, nous pouvons le mettre en commun et le faire fructifier ensemble. C’est ce que nous allons faire avec le nouveau chantier qui s’est ouvert cette année à Vence : celui des documents de B.T.R. Ce sont des documents prélevés à même nos classes et que nous livrerons avec quelques éclairages et déjà quelques réflexions plus ou moins approfondies. Mais nous voulons porter essentiellement l’accent sur le document qui sera 95 % de la publication. C’est le document qui pourra parler à qui voudra bien l’entendre. C’est un chantier grand ouvert qui permettra de voir se lever d’entre les pierres un savoir à notre hauteur. C’est la chance que je vous souhaite.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°10, 1er février 1974, p.2