Soit l’énoncé suivant :
« Dans cinq ans, un père aura le double de l’âge de son fils. Ils ont ensemble 71 ans. Quel est leur âge respectif ? »
Aussitôt, je m’embarque. Il s’agit de mettre au point une équation. Le père, mettons x, le fils c’est x:2 et j’écris :
x+5+x:2+5=71.
Mais je m’aperçois que je me goure. Quel idiot ! Ce n’est pas maintenant qu’il a le double, le père, c’est dans cinq ans. Il faut écrire :
(2x–5)+(x–5)=71.
Ça y est, c’est bien ça. Aussitôt, ça se déclenche, ça se met à fonctionner automatiquement. C’est que je connais le truc : trac, tric, trac, troc, les inconnues se mettent à gauche ; troc, tric, trac, trac, je fais passer les nombres à droite en appuyant sur la manette-tout-terme-qui-change...
Et j’ai la réponse 81:3 donc 27–5=22 pour le fils et 54–5=49 pour le père. Vérification: 49+22=71.
Ce qu’il faut savoir dans cette affaire, c’est qu’il y a un moment stratégique lors de la mise en équation et un moment programmatique lors du traitement de l’équation. Or, dit Edgar Morin (La vie de la vie, Seuil) :
« Dans un sens ces deux moments s’excluent absolument l’un l’autre. Mais dans un autre sens, ils se succèdent, se combinent, se complètent l’un l’autre. Tout processus vivant constitue en fait un mixte de stratégie et de programme. »
Tout processus vivant, voilà qui nous concerne, nous les fils de Freinet.
Ouais, mais les enseignants ont été programmés à programmer l’enfant, Et on nous a même programmé nos stratégies. On nous donnait des énoncés artificiels et on nous inculquait des stratégies pour résoudre les problèmes de robinets, de courrier, d’intervalles, d’allées... Évidemment, ça ne nous a pas été inutile. Mais :
« Nous sommes à un moment de l’histoire où, partout, nous devons choisir entre stratégies (voies nouvelles) et programmes (solutions prédéterminées). »
C’est vrai, partout : économie, écologie, éducation, politique, médias... il y a des choix réels et vivants à faire. Et ça ne fait que commencer. Alors maintenant, est-ce qu’il n’est pas urgent de former principalement les enfants, les adolescents et, pour commencer, nous-mêmes, à la stratégie ?
Certains enseignants en ont déjà conscience : ils proposent de nombreuses situations de jeu. Mais il y a une scolastique du jeu avec des situations de départ parachutées sans que jamais on se place dans une continuité de vie, dans une invention de règles, une transformation constante, une succession buissonnante avec des temps de systématisation puis des redéparts dans l’aléatoire, bref, selon un processus vivant, naturel.
« La stratégie est ouverte, évolutive ; elle affronte l’imprévu, le nouveau. Le programme n’improvise, ni n’innove. La stratégie improvise, elle se déploie dans les situations aléatoires, utilise l’aléa, l’obstacle, l’adversité pour atteindre ses fins. »
Oui, il nous faut faire un choix : restaurer partout en math, en connaissance, en écrit, en corporel... la méthode naturelle.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°12, rubrique Billet du jour, mai 1982, p.13