Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Sur-évaluation

Sur ACTI, j’avais annoncé que je plaidais coupable à propos de la sur-évaluation. Voici sur ce sujet des extraits d’une lettre de Freinet. Un moment - très court - j’avais éprouvé le besoin de savoir où nous en étions des acquisitions en classe. En fait, je n’avais utilisé par la suite que le planning-lancement, en de très rares occasions. Mais la réaction de Freinet à mon idée de planning-constat est très intéressante :

Cannes, le 24 octobre 1 961
Monsieur LE BOHEC
INSTITUTEUR
TRÉGASTEL (Côtes du Nord)

                 Mon cher LE BOHEC

J’ai été un peu étonné quand, après avoir été contacté par la télévision où j’avais donné ton adresse, j’apprends que tu n’imprimes pas et que tu ne publies pas de journal.
Je relis ta lettre du 2 octobre. Je ne nie pas que tu puisses tirer de tes élèves, par des techniques qui te sont personnelles, plus que tant de camarades qui eux, emploient nos techniques trop mécaniquement. Ni que pour toi, tu puisses faire passer l’imprimerie et la correspondance en second…
…Il ne faut pas nous faire d’illusion : si nous faisions passer l’imprimerie, le journal et la correspondance en second et si on recommandait aux camarades de procéder comme tu le fais, tu verrais les résultats.
Tu cites un passage de mon livre. Mais il n’en reste pas moins que, dans la pratique, les instituteurs sont obligés d’enseigner la lecture et l’écriture dès 6 ans, et même avant maintenant, et que imprimerie et correspondance facilitent et rendent plus normal cet enseignement. Il est bien exact que, avant 7-8 ans, les enfants ne situent nullement les correspondants, mais ils aiment cependant correspondre.
Avant cet âge, il y a organisation de la maison. Oui. Mais à condition que cette maison ne soit pas rétrécie et hors nature comme le sont tant d’écoles… et c’est pourquoi j’éprouve, et j’ai éprouvé ce besoin de chercher d’autres techniques à notre portée, qui élargissent l’horizon de notre maison.
Je crains fort que tu ne comprennes pas mes réserves ; nous venons de discuter justement avec Élise qui n’avait pas besoin de nos techniques, ni de journal, ni de correspondance pour réussir.
Cela m’explique un peu mieux aussi que tu accordes une telle importance au planning et aux mesures qu’il suppose. Je suis persuadé que tu en tires merveille toi-même, mais je suis un peu effrayé de voir des jeunes, après des stages, se lancer dans ces plannings. Ils risquent de déplacer l’intérêt qui doit être plus axé sur le travail que sur la mesure de ce travail. D’autant plus que nous ne pouvons guère avoir la prétention de promouvoir, en ce domaine, des mesures valables. Il y a dans notre pédagogie une grande part de création et d’intuition qui déjoue la mesure. Peux-tu mesurer sur ton planning la valeur de dessins ou de peintures d’enfants ?
Vous dites, pour justifier l’emploi du planning, que l’enfant aime bien avoir comme une échelle de ses valeurs et de ses possibilités. À condition que nous puissions les mesurer, et que les exigences de ces mesures ne pervertissent pas l’esprit de notre enseignement.
Je redoute surtout que ce planning s’appuie justement sur des sentiments dont nous avons au contraire à nous défendre. Un peu par tendance naturelle, un peu par influence de l’École et du milieu, l’enfant aime beaucoup les notes, les bons points, les classements qui lui donnent le sentiment de sa supériorité. Nous tâchons de contrebattre cette tendance que le planning va favoriser. Le danger est grave lorsque l’appareil sera entre les mains de gens peu experts.
Tu dis qu’il faut que le maître puisse suivre les progrès et l’inspecteur aussi. Mais sont-ce là de vrais progrès ou de simples progrès techniques, pas toujours définitivement assurés.
Et l’I.P. ne sentira-t-il pas davantage battre le pouls de ta classe s’il a sous les yeux le livre de vie, la chasse aux mots, la grammaire, les conférences, tout cela consigné dans un plan de travail qui apparaît pour nous comme la meilleure mesure.
J’aimerais que tu me dises ce que tu penses de mes craintes et que tu me donnes une idée du déroulement de ta classe, afin que je puisse mieux te comprendre et te juger.
Bien amicalement

FREINET

Les craintes de Freinet étaient justifiées, car des camarades perfectionnistes ont poussé le système jusqu’au délire obsessionnel : vérification sur planning extrêmement détaillé de l’acquisition des conjugaisons aux différents temps du verbe, des notions de grammaire etc.

Freinet rêvait d’une pédagogie de masse, utilisable par n’importe quel éducateur moyen. Et, d’une certaine façon, il a réussi à l’imposer puisque, par exemple, la correspondance, les classes de nature (neige, mer etc.), les voyages-échanges sont devenus monnaie courante. - Mais j’ai envie de dire sarcastiquement - « Oui, au moment où il ne faudrait plus se disperser, mais se recentrer sur la classe. Avant, il fallait grappiller des informations sur le monde intérieur ce qui accentue les déséquilibres originels de l’être. » Comme quoi, il faut toujours tenir compte des circonstances. Par exemple je conçois très bien que Serge Jaquet puisse utiliser valablement, dans sa classe de perf. toutes les techniques équilibrantes et, même, thérapeutiques, mises au point au long des années. Mais, au moins dans les petites classes dites normales, d’autres possibilités sont largement offertes.

Mais, pour finir, je voudrais poser une question : un éducateur moyen peut-il devenir freinétiste ? Et nous ? Qu’est-ce qui nous a poussés à le devenir et à le rester ? Pourquoi ne nous installons-nous pas confortablement, tranquillement, sagement, sereinement dans la situation sans danger de l’enseignant classique ? Parce que la Pédagogie Freinet correspond mieux à la psychologie de l’enfant, aux impératifs du présent, aux nécessités de l’avenir ? Parce que nous avons la conviction qu’il y a oppression et qu’il faut réagir ? Qu’il est nécessaire de protéger les enfants, de tempérer les excès du monde actuel en sauvegardant des espaces de liberté et des moments de bonheur ? Parce que nous avons une expérience forte des difficultés de vivre ? Mais, c’est peut-être plus souterrain : à défaut de connaître l’expression et la création libres et le développement de nos capacités, nous voudrions que les enfants au moins, connaissent autre chose ?
Mais, en fait, il y a tant de façon d’être freinétiste (ou élisien) !

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°41/42, Avril 1991