Pour observer la créativité de ses élèves, Michèle Le Guillou, une institutrice du Finistère, leur avait donné des blocs (13,5x21). Et, pendant les moments collectifs (exposés, présentations), ils griffonnaient dessus avec des crayons à bille comme on le fait en téléphonant ou en écoutant une conférence.
Mais c’était beaucoup plus libre que je ne le croyais...
Les enfants prenaient le crayon monocolore parce que c’était le plus adéquat à la circonstance. Le soir, en quittant la classe, ils déposaient leur production graphique de la journée dans une boîte. Et, chez elle, Michèle collait les dessins datés sur un dossier (dépliant d’ordinateur). Le lendemain, pendant les moments de travail personnel, chacun venait lui parler brièvement sur ses dessins de la veille et, sans mot dire, elle écrivait en dessous leurs commentaires.
Tous les enfants s’étaient progressivement engagés avec détermination dans cette aventure et en deux années de CM1-CM2, ils avaient produit plus de 3 000 dessins. Ne sachant que faire de cette masse de documents, Michèle me les a confiés.
Je me suis donné à devoir – et à plaisir – d’observer l’itinéraire de chacun d’entre eux.
Éric M
En numéro 1, j’ai placé Éric M., le plus réaliste de la classe. Fils de vétérinaire, c’est tout naturellement qu’il s’est d’abord intéressé à la représentation des animaux. Mais, en suivant ses dessins dans l’ordre, j’ai compris très vite qu’il se demandait également comment on pouvait donner l’impression de la troisième dimension sur une feuille qui n’en avait que deux. Il s’est adonné dans un premier temps à l’étude de la perspective en s’inventant des situations originales et multiples.
Mais il est passé par diverses étapes – pour ne pas dire époques. En effet, alors que, jusque-là, il soignait ses traits, allant même jusqu’à les renforcer vigoureusement, le voilà qui se met soudain à dessiner flou, immatériel, en laissant vaguement apparaître des formes sous-esquissées. À la suite de quoi, il revient à ses animaux et à son étude de la perspective en plongée. Soudain, seconde crise : il se met à créer une longue série d’animaux imaginaires à base de solides géométriques. Puis, il retourne à son domaine de prédilection en se donnant, cette fois, la montagne comme champ d’étude. Mais peu à peu, on sent que cela ne le satisfait pas vraiment. Il semble chercher quelque chose. Il s’essaie d’abord aux dessins à rayures « à la Pascal », puis aux arabesques d’Annyvonne. Mais manifestement, ce n’est pas sa voie. Il se met à nouveau à l’étude de la perspective, en choisissant cette fois le monde sous-marin.
Enfin, il découvre l’introducteur qui lui convient : Philippe B. Il est tellement intéressé par ses monstres qu’il les copie vraiment de très près. Mais cela ne saurait durer, ce serait trop aliéner sa liberté. Alors, il finit par trouver son domaine, il s’installe dans son propre imaginaire : des monstres bien noirs, bien acérés, bien agressifs dont il commente les actions originales.
Philippe B
En numéro 2, pour élargir mon champ de vision, j’ai précisément choisi de suivre Philippe B. car, au départ, il se situe à l’exact opposé d’Éric. Dès le second dessin, il s’installe dans l’imaginaire. Et c’est tout juste si, en 433 dessins, il réussit deux fois à représenter un tracteur. Et pourtant, ses parents étant agriculteurs, il est plongé dans la réalité. Mais il a bien autre chose à faire que de la représenter. En fait, il fait un usage « thérapeutique » du dessin : pendant six mois, sans le savoir, il laisse monter une colère intérieure pour aboutir, le 5 avril, à la suite d’une crise de trente dessins en trois jours – consacrée essentiellement à la recherche de « l’arme » – au meurtre symbolique d’un personnage masculin puissant. (Voir Les dessins de Patrick (Casterman).
Après quoi, apaisé par sa catharsis, il continue à développer d’une manière détendue ses monstres en changeant deux fois de style. À la rentrée suivante, lui qui jusque-là n’avait eu absolument aucun souci de la forme, le voilà qui bascule dans l’esthétisme : il soigne ses traits et introduit même les trois autres couleurs des crayons à bille. Cela dure un bon mois. Et puis, peu à peu, il revient au dessin monocolore. Enfin, après plusieurs étapes plus ou moins décontractées auxquelles correspondent des changements de style, il achève sa deuxième année de monstres. Mais ce ne semble plus être qu’une routine.
Avec ces deux garçons, j’avais donc complètement ouvert l’éventail des possibles du dessin : du réalisme figuratif à l’abstrait imaginaire. Bref, il ne me semblait plus avoir grand chose à apprendre. Cependant, il me restait encore environ 2500 dessins. Alors, tranquillement, après ces deux dossiers si riches d’enseignements, j’ai suivi l’ordre alphabétique.
Alain
D’abord, Alain. En classant ses dessins par ordre chronologique, je me disais qu’il n’y avait sans doute rien de bien nouveau à y trouver. Mais comment le savoir sans y regarder de plus près ? Bien que capable de dessiner, c’est-à-dire de représenter assez convenablement la réalité, il ignore complètement cette piste. Après diverses explorations, il trouve enfin sa voie : il se donne toujours le même thème prétexte et il s’ingénie à le traiter du plus grand nombre possible de façons différentes. En gros, on peut dire que la dominante de sa production pourrait se résumer à : thème : démolition de l’image de l’Homme... et variations. Si je n’avais pas regardé de près ses 111 dessins, ce garçon ne m’aurait rien appris.
Annyvonne
Et voici maintenant les 153 dessins d’Annyvonne. C’est la première fille. Va-t-elle suivre des voies différentes de celles des garçons ? Oui, au moins sur un point : elle a souci de dessiner joli. Ou, plutôt non, cela lui est naturel : même ses dessins agressifs ont un charme. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Au départ, elle construit son œuvre sur des personnages, sur des objets, sur l’anormalité ; puis, peu à peu, elle en fait la synthèse. Ses commentaires se centrent de plus en plus sur la solitude, une envie de voyager, un désir de fuite, des désirs de destruction de monstres qui veulent détruire de la planète. Vers avril-mai, elle n’en est plus qu’à six/sept dessins par mois. Et puis, soudain, en juin, une explosion de 42 dessins, tous de même sujet et de même jolie facture. Elle ne se contente pas de s’emparer des monstres « philippéens », elle les traite à sa manière et en constitue la source de sa joie – ou de l’atténuation de sa tristesse ?
Conclusion
Non seulement tous ces « itinéraires » seront aux congrès (salle des « Amis de Freinet »), mais j’espère avoir le temps de terminer les douze autres. Et parmi eux Femanda, Femando, M.L.J., Michel L. Patricia...Mais je sais maintenant que chacun des douze enfants vaudra assurément la peine d’être considéré, d’être totalement accepté pour lui -même.
J’ai récemment appris que De Kooning, l’un des papes de l’abstrait, s’était remis un jour à peindre des femmes. Scandale ! Tollé général ! Il trahissait. Mais il s’en est moqué. Quoi que cela pût lui coûter, il voulait continuer à peindre selon son désir en passant alternativement, quand cela lui chantait, de l’abstrait au figuratif.
N’est-ce pas ce que nous voulons : que les enfants puissent dessiner et peindre selon leur désir ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans le nouvel éducateur n°120, juin 2000, p.14-15