Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Maintenant, peut-on être encore freinétiste ?

Personnellement, je réponds : « Maintenant plus que jamais ». Pour de multiples raisons : ère de la complicité, indépendance vis-à-vis de l’Université, pérennité du mouvement, dialogique, langage pour praticiens, demandes extérieures…

1) La complexité
Dès les années 20, Freinet nous a placés dans la complexité. Il a pris l’enfant dans sa globalité. Et nous avons toujours travaillé dans cette perspective. Et maintenant, dans un nombre de plus en plus grand de secteurs, cette complexité est prise en compte, ne serait-ce qu’avec l’approche systémique, la Méthode de Edgar Morin, etc. J’ai même entendu, à Valencia, un universitaire de Barcelone qui, après avoir décortiqué les psychologies de Piaget, Vygotsky, Novak, Ausubel, avait conclu que nous les freinétistes, nous avions raison de considérer l’enfant dans sa totalité.
D’ailleurs, ceux d’entre nous qui suivent des études en fac choisissent l’étude d’un point particulier parce que l’Université le leur demande. Mais quand ils se retrouvent devant leurs élèves, ils s’aperçoivent que les autres dimensions n’en restent pas moins présentes :
- diversité des styles cognitifs,
- motivation à l’expression,
- influences dans le groupe,
- aspect thérapeutique,
- accueil des hypothèses,
- organisation de la recherche d’informations,
- répartition des tâches,
- rôle de la correspondance,
- utilisation des nouveaux médias,
- établissement d’une culture de la classe,
- impacts des vécus socio-économiques des parents...

Et ceux qui, ayant commencé une étude un peu spécialisée, veulent continuer dans la même voie, quittent généralement l’enseignement, surtout l’enseignement primaire. Les professeurs d’école ne peuvent être que des professeurs de globalité.

2) Indépendance vis-à-vis de l’Université
Pour voir clair à ce sujet, il suffit de nous référer à ce que la pratique (adulte) de la méthode naturelle nous a permis de percevoir. Une formule nous vient immédiatement à l’esprit : « On ne veut devoir son savoir qu’à soi seul. » En effet, si on le reçoit d’un autre, on se trouve sous sa dépendance. Aussi évite-t-on au maximum de se retrouver ainsi chapeauté. Mais il est évident qu’on ne saurait découvrir seul toutes les réponses aux innombrables questions que soulève notre pratique quotidienne. Heureusement, il y a les pairs qui ne sont pas dangereux parce que les échanges passés ont établi un équilibre. Mais si, par hasard, cela ne suffit pas on peut demander des informations à des gens spécialisés. Enfin, on peut même suivre des cours ou lire des livres de haute tenue.

Nous, ce que nous avons développé, c’est la recherche à égalité. Avant d’aller chercher ailleurs, on peut s’adresser aux copains freinétistes. On y a tout intérêt d’ailleurs car ils se trouvent dans la même situation et sont au fait de nos conditions de travail. Donc, leurs réponses sont plus facilement adaptables et, souvent même, immédiatement utilisables. Et, déjà, à ce niveau, on peut trouver l’essentiel de ce que l’on cherche, sans avoir à se plier à l’observance de rituels, ni à témoigner d’une vaine érudition.

Cela ne signifie pas que nous n’essayions pas d’agrandir continuellement notre horizon. Nous cherchons constamment des confirmations ou des infirmations de nos hypothèses, de nos idées. Mais celles-ci sont toujours premières, c’est-à-dire que nous n’attendons pas de connaître la position de gens extérieurs pour essayer de nous y insérer à toute force. De toute façon, c’est l’intérêt des enfants qui est notre souci majeur. Et, de plus, en général, nous avons peu de goût pour des réussites de carrière.

Et l’Université ? Il semble que, ces dernières années, plus nombreux sont ceux qui s’y inscrivent. Et s’ils arrivent à grappiller des choses intéressantes, pourquoi pas ?
Mais l’Université n’est pas toujours correcte vis-à-vis de nous. Ainsi, on a travaillé toute une année sur nos documents à la Sorbonne. Mais nous n’en avons même pas été avertis. Évidemment, nous n’avons eu aucune communication du travail qui a été effectué et qui nous aurait pourtant prodigieusement intéressés. Un groupe de psychologues et de psychanalystes ont étudié également ces documents. Aucun écho. Un universitaire a publié un livre de travaux s’appuyant sur des documents de nos classes. Nous lui avons envoyé une vingtaine de pages de commentaires. Aucune réponse. Même pas un accusé de réception. L’Université de Caen n’a pas respecté un contrat établi entre elle et des membres de l’ICEM.
Certains d’entre nous, très rares, ont cependant réussi à se faire reconnaître par la caste en quittant la didactique pour la théorie. Mais, ce faisant, ils ont quitté notre territoire de luttes.

Heureusement, nous sommes nombreux à avoir plus appris de Freinet, Élise, Daniel, Hortense Robic, Delbasty, Bertrand, Faure, Deleam, Ueberschlag, Malou Bonsignore, Pierre Guérin, Paris, Beaugrand, Berteloot, Pomès, Lafosse, Monthubert, Collot, Pélissier, Étienne, Paul Léon, Doucet, Lèmery... que des nombreux et forts théoriciens que nous avons pu fréquenter. Leur message était directement assimilable.

 Au premier congrès de Caen, le doyen de l’Université avait dit à Freinet qu’il était un grand universitaire. Mais, pour nous, c’était essentiellement un universitaire de l’Université Freinet, celles des « praticiens d’abord ». Cela ne nous empêchera pas d’avoir des rapports avec l’Université et, parfois même, d’heureux rapports. Mais il faut que nous soyons conscients de la réalité, de l’utilité, de la valeur de notre groupe de praticiens-chercheurs.

En réfléchissant, on s’aperçoit qu’on constitue un réseau d’échanges de savoir, dont la caractéristique principale est l’égalité : « Je demande mais j’offre - J’offre, mais je demande ». Chacun de nous peut donner et recevoir, recevoir et donner. Chacun de nous vaut. Et, comme le dit Claire Hébert-Suffrin, ça peut être un projet de société.

Une de nos principales tâches actuelles, c’est donc de faciliter les échanges horizontaux à notre niveau. Mais en conservant notre langage naturel :
« Le mépris à l’égard du langage à la fois naturel, commun et ordinaire ne cache pas seulement une sottise diafoiresque : il indique la volonté de réserver aux initiés, experts ou spécialistes les compétences fondamentales pour traiter de tous les problèmes et il tend à priver le citoyen du droit à la connaissance. » (E. MORIN)

Ce que nous ne pouvons évidemment pas accepter. Aussi nous laisserons ceux qui le veulent creuser dans le fromage leur unique galerie vers Cythère. Nous pourrons même la visiter avec profit. Mais nous n’oublierons jamais de revenir dans la plaine de la complexité.

3) La pérennité du mouvement
Une autre raison de rester freinétiste, c’est notre façon de fonctionner. Comment se fait-il que le mouvement survive encore alors que Freinet est mort depuis vingt-cinq ans et Élise, depuis une dizaine d’années ? C’est que, dès le départ, il s’est construit sur la dialogique, c’est-à-dire la complémentarité, la contradiction, l’antagonisme. Ou, si l’on préfère, la pluralité et la diversité des points de vue, le commerce culturel, le conflit entre les idées et les conceptions du monde ; tout en respectant assez généralement les règles du dialogue à l’intérieur de limites implicitement reconnues. Ce qui n’a heureusement pas diminué l’intensité des échanges, les affrontements, la polémique. Ces caractéristiques du mouvement lui ont permis d’avancer malgré certaines périodes de froid, rigidité, immobilité, invariance. Il faut continuer dans ce sens sous peine de disparaître, car nous ne pouvons être utiles que si nous restons en prise avec la réalité. Et nous ne serons jamais trop nombreux pour l’affronter et l’analyser tous ensemble. Et, maintenant plus que jamais, nous devons être forts car nous n’avons jamais été autant sollicités.

4) La demande extérieure
Il y a incontestablement une plus grande internationalisation du mouvement. Non seulement les RIDEF et les séminaires sont de plus en plus suivis mais, phénomène récent, il y a une demande des pays de l’Est. Comment les Roumains, Russes, Tchèques, Bulgares ont-ils pu nous dénicher ? Est-ce que, dans leur désir de changement, ils veulent aller à l’extrême par rapport à la pédagogie, rigide, traditionnelle, scolastique de leur pays ?

Notre sphère culturelle risque fort d’être bousculée - Et c’est heureux -. Il va falloir s’accrocher aux ridelles car ça va galoper. Ce qui nous semblait acquis ou presque définitif va se trouver sérieusement remis en question.  Car ils viennent à nous avec tout leur passé, leurs habitudes, leurs conditionnements, leurs cultures. Rien de tel pour nous obliger à reconsidérer les choses à la lumière de notre époque. Tâche exaltante de répondre à une demande si inattendue et si forte. Mais aussi, nécessité d’opérer des réajustements en fonctions du bouleversement du monde et de la planétarisation des problèmes. Il ne faut pas non plus se faire d’illusion : ce ne sont pas « les pays de l’Est » qui viennent vers nous mais quelques Russes, Tchèques etc. Peut-être juste de quoi entretenir un foyer permanent de recherche de plus d’humanité et d’humanisme dans l’éducation.

Il serait important de savoir pourquoi ils viennent à nous. Est-ce pour l’aspect didactique ? L’aspect heuristique ? L’enseignement centré sur l’individu considéré dans sa globalité ?
Sur le plan de la didactique, nous ne sommes pas démunis ; nous avons réalisé un travail important dans ce domaine. Mais il s’agit peut-être de l’aspect « heuristique » (découverte) qui a été assez constant dans le mouvement malgré des hauts et des bas. C’est peut-être également parce que l’on nous sent toujours en pointe. C’est vrai qu’à chaque fois qu’un langage, une discipline, une technique nouvelle sont apparus, une équipe s’est immédiatement constituée chez nous pour prendre contact et voir en quoi les enfants pouvaient être bénéficiaires de cette nouveauté. En essayant toujours de l’intégrer dans une pratique vivante et non-sclérosante, une utilisation réelle et efficace, une capacité de mise en œuvre productive et non seulement consommatrice. Et, surtout pas, comme gadget-poudre-aux-yeux destiné à impressionner le public.
Nous verrons bien, à l’usage, quelle est la demande. De toute façon, il faut que nous restions alertes, vigilants, bien vivants pour faire face et apporter notre pierre à l’œuvre indispensable.

5) Les deux bouts à tenir
Citons Morin (Les Idées) :
« En dissociant le monde de la culture humaniste du monde de la culture scientifique, en opposant le domaine de l’âme, du cœur, de la sensibilité, de la poésie au monde de la raison, de la technique, de l’efficacité, de la manipulation, le grand paradigme de réduction/disjonction a eu des effets complexes, il a créé la possibilité d’une dialogique où le conflit même entre les termes antagonistes devient producteur et créateur. Mais, en dehors de quelques exceptions, la complexité ne fut jamais prise en compte, ni en charge par les participants à la dialogique chacun prenant pour le tout et l’universel son point de vue partiel et particulier. » (Edgar Morin, La méthode : 4 Les idées, P.223)

 Il ne faut pas non plus que ça nous arrive. Nous devons coopérativement essayer de tenir les deux bouts à la fois et de ne plus nous figer sur nos positions comme des nouilles séchées au fond d’une casserole vide. Non seulement le technicien et l’humaniste doivent avoir le droit à la parole, mais il faut qu’ils puissent constamment parler en chacun de nous. C’est une position marginale, difficile à tenir. Mais elle est on ne peut plus actuelle.

Des professionnels de l’informatique disent que ceux qui réussissent le mieux dans leur spécialité, ce ne sont pas les informaticiens de formation mais ceux qui viennent d’ailleurs : géomètres, biologistes, filière bois, etc. Pour eux, c’est clair : « Ceux qui ont des idées peuvent apprendre le langage, mais ceux qui connaissent le langage n’ont pas forcément des idées. »

Ces paroles ne nous concernent-elles pas au premier chef ? Ne s’appliquent-elles pas à un point essentiel de notre conception de l’éducation ? Il vaut mieux commencer par un bout plutôt que par l’autre.

On pourrait certainement trouver d’autres raisons d’être encore freinétistes. Mais il faut surtout chercher à l’être mieux. Face à une société difficile, imprévisible, complexe, nous sommes loin d’avoir toutes les solutions. Mais nous sommes en marche, présents, vigilants, actuels.
« La révolution d’aujourd’hui se joue non tant sur le terrain des idées, bonnes ou vraies, opposées dans une lutte de vie et de mort aux idées mauvaises et fausses, mais sur le terrain de la complexité du mode d’organisation des idées. » (E.Morin op.cit)

À nous d’en tirer les conséquences et d’organiser nos rencontres, nos confrontations, nos auto-observations, nos diffusions, nos échanges.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération pédagogique n°51, avril 1992