Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Le savoir en Lego

« Tandis que les « média » produisent la basse crétinisation, l’Université produit la haute crétinisation. »

Comme il y va, Edgar Morin ! Comment peut-il s’autoriser à écrire de pareilles choses ? Mais il n’en reste pas là :
« La méthodologie dominante produit un obscurantisme accru puisqu’il n’y a plus d’association entre les éléments disjoints de savoir, plus de possibilité de les engrammer et de les réfléchir. Nous approchons d’une mutation inouïe dans la connaissance. »

En quoi consiste-t-elle ?
« Celle-ci est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulée par les puissances anonymes, en premier chef, les États. »

 On commence à saisir la raison de sa forte réaction. Surtout si on lit la suite :
« Malheureusement, la vision mutilante et unidimensionnelle se paie cruellement dans les phénomènes humains, la mutilation tranche dans les chairs, verse le sang, répand la souffrance… »

Est-ce vraiment grave à ce point ?
« L’incapacité de concevoir la simplicité de la relation anthropo-sociale dans sa micro-dimension (l’être individuel) et dans sa macro-dimension (l’ensemble planétaire de l’humanité) a conduit à d’infinies tragédies et nous conduit à la tragédie suprême. »

Une dernière citation avant de nous demander en quoi cela pourrait nous concerner :
« La stratégie politique... requiert la connaissance complexe car la stratégie se mène en travaillant avec et contre l’incertain, l’aléa, le jeu multiple des actions et des réactions. »

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF, p.20

J’avais pris ce livre à la Bibliothèque Universitaire parce que je pense depuis longtemps que l’un des mérites de Freinet, c’est de nous avoir spécialement introduit à la complexité. Je voulais approfondir cette idée. Mais j’ai découvert une pensée qui amplifie considérablement la nôtre et qui, par la dramatisation de sa présentation, devrait nous inciter à approfondir notre réflexion.

Le krach social de décembre 95 a posé la question de la « valabilité » des fondements de cette société. La prise de conscience de l’importance des dégâts qu’elle provoque semble maintenant se généraliser.
Mais elle ne doit rester ni diffuse, ni confuse. Il faut, dans un premier temps en effectuer le recensement et l’analyser pour essayer de dégager des perspectives plus humaines.
Cela ne va pas représenter une mince entreprise.

Aussi la prise en compte de la complexité des situations et des problèmes ne peut valablement s’effectuer que par un complexe d’individus et de groupes de réflexions multipliés. « Car la stratégie requiert la connaissance complexe. »

Des quantités de personnes et d’associations se trouvent concernées : écologistes, philosophes, syndicats, économistes, citoyens, sociologues, étudiants, consommateurs, enseignants, politiques...
Notre tâche à nous, pédagogues, est très facile à définir : nous sommes presque en première ligne et absolument concernés par cette question de la méthodologie de l’acquisition des connaissances. Il se pourrait même que, sans le savoir et bien que nous nous méfiions de la technolâtrie, nous pourrions nous situer un tant soit peu dans le courant des forces néfastes. Celles-ci ont une telle puissance et un tel impact planétaire que notre essai de réflexion et notre ambition de changer les choses pourraient sembler bien dérisoire.
« Mais il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » (Guillaume d’Orange)
D’ailleurs, les dernières expériences vécues si intensément par tant de gens ont démontré que personne ne peut plus se targuer de pouvoir prévoir avec certitude ce qui pourrait arriver. L’inattendu n’est jamais exclu. Nous sommes dans une situation totalement nouvelle. Des circonstances imprévisibles pourraient donner à nos réflexions et à nos actions une importance qu’il ne devrait pas être raisonnable d’espérer.
De toute façon, nous n’avons pas le choix. Nous avons le devoir de continuer à refuser l’inhumain et à chercher les moyens de mieux vivre ensemble et de permettre aux enfants de mieux vivre ensemble.

Une des premières remises en question que nous devrions effectuer sur le plan de cette si importante question de l’acquisition des connaissances, c’est l’emploi généralisé de fichiers. Cela pourrait sembler dérisoire, mais ça va beaucoup plus loin qu’on ne saurait le croire. C’est impressionnant de voir le nombre de classes qui fonctionnent prioritairement de cette façon. On conçoit aisément que, dans les classes multi-cours, cet emploi puisse se présenter comme une nécessité. Mais ce ne devrait être qu’un moment de respiration, de consolidation. Et aussi de mise à la disponibilité pour le maître qui doit s’occuper des autres cours. L’utilisation généralisée des fichiers est une complète aberration.
Pour du travail individuel, c’est du travail individuel. Non, ce n’est même pas du travail. C’est comme si, au football, on se contentait de faire des exercices sans jamais jouer de match. Seule, la partie technique de ce sport se trouverait alors prise en compte. Foin de la mise au point d’une stratégie évolutive, de la recherche de la place à occuper sur le terrain, de la complémentarité des équipiers, de la solidarité, de la responsabilité par rapport à l’ensemble, du plaisir de coller à la situation, du partage des joies de la victoire et de la philosophie de la défaite. Seule, la valeur de l’individu pourrait alors apparaître et nullement sa valeur d’être-dans-le-groupe.
Et c’est déjà une mutilation considérable, une grande moitié de la possibilité d’exister, c’est-à-dire d’être reconnu, de compter pour quelqu’un.

Maintenant, on accole des notions les unes aux autres, comme des briques de Lego. À peine a-t-on fini d’en aligner une première série que ce « travail » est passé à l’étamine d’une évaluation. Et sitôt sorti de cette machine, on vous réintroduit de force dans une autre pour vous faire franchir une nouvelle marche préalablement définie par quelqu’un qui n’a que faire de votre avis. Et cela ne s’arrête plus jamais comme si c’était absolument de cette seule façon que les choses pouvaient se passer.
Quelle folie « cette méthodologie dominante qui produit un obscurantisme accru puisqu’il n’y a plus d’association entre les éléments disjoints du savoir ! »

Le plus grave, c’est que cela pourrait paraître correspondre à une certaine logique, à une certaine réalité de l’apprentissage. Mais c’est une réalité morte. La construction du savoir, c’est une autre affaire. Elle nécessite des allers et retours, des feedbacks, des effacements, des temps de latence, des resurgissements, des communications, des partages, des échanges. Et la présence d’une communauté critique qui aide à l’expression des hypothèses, à leur affinement et à l’élimination de celles qui sont inadéquates. C’est un élan, un dynamisme, un engagement de vie. Nous pouvons en parler parce que nous l’avons véritablement vérifié.
On conçoit difficilement la gravité des dégâts que cette méthodologie néfaste entraîne et l’intensité du manque à être que cela constitue.
Car il s’agit évidemment de bien autre chose que de petits détails d’ordre pédagogique.

La vie est très dure pour les enfants d’aujourd’hui. Les insuffisances matérielles d’autrefois se sont atténuées. Dans l’ensemble, on n’a plus si faim, on n’a plus si froid. Mais se sont accrues les difficultés sur le plan psychologique (familles désunies, parents sans travail, univers de compétition...)

Nous savons maintenant que l’école pourrait aider au rééquilibre si elle faisait simplement sa place à la vie, si on pouvait s’y exprimer, créer, échanger, communiquer... vivre quoi !
Mais non, on diffère toujours le moment de vivre et il n’arrive jamais.

Or, on sait avec Morin, que si l’homme recherche toujours l’économie, il n’a vraiment l’impression de vivre que dans l’excès. Oui mais, où peut-on aller chercher les jouissances de vie, les plénitudes de partage, les assouvissements, les plaisirs de la découverte, les moments profondément vécus... sinon – à défaut d’avoir vécu au plus près de son plein possible – dans ce que Freinet appelait les solutions ersatz (de remplacement) : fuite dans les jeux, les sectes, l’irrationnel, la maladie, la délinquance, le suicide...? Est-ce une vision exagérée et erronée des tendances actuelles de la société ?

Même s’il est évident qu’un autre style d’enseignement ne résoudra pas automatiquement tous les problèmes, il faudrait au moins que l’école n’en ajoute pas de supplémentaires ; alors que la vie des enfants est déjà si chargée d’éléments négatifs. Il est possible de travailler plus humainement.

Nous sommes nombreux à pouvoir témoigner de la possibilité d’une passion de vivre l’école dans la création, la recherche, l’exaltation de la connaissance, l’expression de soi, la découverte et l’utilisation des langages, l’écoute des autres, la communication, la production constante d’œuvres de toute nature…
Mais un autre style d’école postulerait un autre style de maître, formé dans une autre optique et une autre organisation de l’enseignement. On est loin du compte car actuellement les maîtres ont uniquement vécu sous le paradigme de dissociation et de simplification.
Ce sont souvent des bacs +3 ou +4 témoignant de connaissances pointues au milieu d’ignorances extrêmes. Si on avait le cœur de plaisanter, on dirait qu’il vaudrait mieux avoir affaire à des bacs -1 qui seraient plus rapidement capables de s’installer dans la nécessaire prise en compte de la complexité des groupes et des êtres.

Mais comment faire ?
Seule la prise de conscience de la nécessité absolue de changer pourra conduire les plus responsables des enseignants à essayer de transformer leurs pratiques et, disons-le sans crainte, à découvrir des possibilités personnelles qu’ils ignoraient, ou auxquelles ils avaient depuis si longtemps renoncé. Mais qui donnera cette nouvelle formation ?
À part quelques rares exceptions, il est à craindre que les formateurs traditionnels ne soient les derniers à se mettre en marche. Heureusement, nous avons eu l’expérience de l’autoformation et de la co-formation actives – (et non plus de la conformation subie dans la résignation).

Ce chantier exaltant reste à ouvrir.

À suivre...

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique n°88, Juin 1996, p.51-54
Texte paru dans Chantiers 44 n°101, janvier 1997
Texte paru dans Chantiers pédagogiques de l’est n°274-275, février-mars 1997, p.17-19