Une certaine année, Michèle Le Guillou, une institutrice du Finistère, donne des blocs (13,5x21) à ses élèves afin d’observer leur créativité. Et, pendant les moments collectifs (exposés, présentations), ils griffonnent dessus avec des crayons à bille comme on le fait en téléphonant ou en écoutant une conférence. En quittant la classe, ils déposent dans une boîte leur production graphique de la journée. Le soir, chez elle, Michèle colle les dessins datés sur un dossier (dépliant d’ordinateur). Le lendemain, pendant les moments de travail personnel, chacun vient lui parler brièvement de ses dessins de la veille et, sans mot dire, elle écrit en dessous les commentaires, constituant ainsi, peu à peu, un recueil complet de graphismes libres sur deux années de CM.
C’est une aventure totalement nouvelle. L’année précédente, elle avait voulu savoir d’un peu plus près ce qu’il y avait dans la production poétique des enfants. Mais elle l’avait fait uniquement pour elle, sans aucune perspective de publication, parce qu’elle était curieuse de savoir jusqu’où les enfants pouvaient aller lorsqu’ils étaient libres de leur expression. Et, en une année, elle avait recueilli plus d’un millier de poèmes. Ce premier travail lui avait beaucoup appris. Et c’est avec un intérêt accru qu’elle avait entrepris de regarder ce qui se passait au niveau des graphismes.
Elle avait d’ailleurs d’autres raisons d’entreprendre cette nouvelle observation avec de nouveaux élèves. À l’occasion du collectage des 1000 poèmes, elle avait découvert une sorte de loi :
« L’attention du maître peut suffire à l’inscription profonde d’une activité dans la classe. »
En effet, alors que, généralement, quatre ou cinq élèves seulement s’inscrivaient dans l’activité poétique, cette année-là, les vingt-cinq élèves s’étaient mis à écrire des poèmes. Et, à son avis, essentiellement parce qu’elle avait constitué ce recueil.
Alors, elle a voulu vérifier également « la loi » sur le terrain de l’expression graphique, mais c’était, cette fois, différent : l’année précédente, les enfants lisaient leurs poèmes à leurs camarades et ils apprenaient des poèmes d’auteurs de leur choix. Il y avait également des séances d’écriture poétique auxquelles Michèle participait parfois. Ici, rien de tout cela. C’était vraiment un autre type d’expérience : pas de projet, pas d’exposition, pas de socialisation, pas de bain culturel ; et la maîtresse reste, cette fois, soigneusement en retrait C’est tout simple : leur bloc étant en permanence sur leur table, les enfants griffonnent dessus s’ils le veulent et comme ils le veulent. Ils ont 9 et 10 ans et ils sont « tout neufs », introduits pour la première fois aux techniques Freinet : texte libre, étude du milieu, journal scolaire, correspondance, création orale, écrite, manuelle, artistique, mathématique, musicale. Malgré cette absence de toute sollicitation à produire, la vingtaine d’élèves réalise plus de 3000 dessins en deux années.
Que s’est-il donc passé en cette circonstance ? Après avoir longuement réfléchi, nous avons finalement compris qu’il ne s’agissait plus pour eux de se servir du dessin dans une optique « arts plastiques » mais de l’utiliser comme un langage. Lorsqu’on reprend successivement l’itinéraire de chacun d’entre eux, on est surpris de constater combien les motivations à dessiner peuvent être différentes. Et, de ce fait, combien la variété des productions peut être infinie.
La maîtrise naissant de la quantité des expériences, la main devient évidemment de plus en plus sûre. Aussi, ne serait-ce que de ce point de vue, il serait souhaitable que les enfants puissent beaucoup dessiner. Mais, lorsqu’ils sont libres de suivre leurs pulsions, ils le font tout naturellement. Elles sont d’ailleurs de toute nature : désir d’expérimentation, compulsion de répétition, variation sur un thème, souci de représentation, expression de soi, goût de l’abstraction... et même, action-painting.
C’est clair ! Lorsque les enfants sont libres de suivre leur propre chemin, ils n’hésitent pas à exploser toutes les dimensions du dessin considéré comme langage : expression, représentation, communication, argumentation, métalinguistique, poésie...
On pourrait évidemment objecter que les enfants ont cherché à faire plaisir à la maîtresse. Si cela était le cas, ils y auraient mis le temps puisque, pour la plupart, ils ne se sont engagés à fond dans cette activité qu’à partir de la deuxième année.
Il semble que ce soit plutôt l’instauration du recueil qui soit à l’origine de cette intense production. Pour quelles raisons ? Est-ce le fait de savoir que les productions seront conservées au lieu d’être dispersées ou même jetées ? La possibilité de les retrouver à loisir ?... On l’ignore encore. Il serait intéressant de renouveler l’expérience.
Cependant, le fait du démarrage tardif des enfants pose vraiment question. Que serait-il arrivé si Michèle n’avait pu les suivre ? Nous savons bien que ces enfants-là n’avaient pratiquement pas dessiné avant. Mais c’est le lot de beaucoup d’élèves aujourd’hui. Aussi, si on est convaincu de la nécessité de mettre également à leur disposition le dessin-langage, il faut bien trouver un moyen d’accélérer le processus. Comment s’y prendre ? Il faut d’abord persuader les maîtres. Nous sommes certains que s’ils pouvaient consulter l’ensemble des itinéraires graphiques individuels, ils seraient immédiatement convaincus. Malheureusement, leur volume interdit toute publication.
Dossier-déclic
À défaut, nous avons donc créé, pour les uns et pour les autres, un outil incitateur que nous présentons ici et que nous appelons « dossier-déclic » ou « dossier-déclencheur ». Nous avons déjà constaté que lorsqu’on met sous les yeux des élèves une très grande variété de dessins d’enfants de leur âge, ils se trouvent déstabilisés car ils ne peuvent pas s’attacher à un modèle dominant. Et comme, en tournant les pages, ils contractent automatiquement l’envie de dessiner, ils ne peuvent pas se résoudre à réaliser ce qu’ils ont envie de faire eux-mêmes. La liberté des dessins de l’assortiment présenté est telle qu’ils se sentent autorisés à tenter leurs propres expériences puisque d’autres ont osé le faire sans que personne n’y ait trouvé à redire.
À notre avis, la présence d’un tel dossier dans une classe, pendant deux ou trois semaines, devrait suffire à provoquer le déclic. Pour l’instant, déposons-le entre les mains des enfants et laissons-le faire son office.
Mais, il faut aussi se souvenir de l’importance du regard du maître. La preuve : l’année suivante, la maîtresse avait étudié une autre activité. Les blocs étaient restés dans les cases.
Paul Le Bohec
Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°76, Décembre 2001, p.17-18
(Extraits de l’introduction du « dossier déclic : dessin à volonté (1) »)
(1) Michèle LE GUILLOU, ses élèves du CM et Paul LE BOHEC, Dessin à volonté, dossier-déclic, N°25, éditions ICEM, novembre 2000.