À ses débuts, le Mouvement Freinet s’est essentiellement développé dans les zones rurales. Les très nombreuses écoles à deux classes étaient souvent tenues par un couple d’instituteurs, le mari prenant la direction et les grands (et souvent, en plus, le secrétariat de mairie), la femme prenant les petits. C’est de ces deux positions d’enseignants différentes dont je veux parler ici.
Pierrick et moi, nous sommes enclins à penser qu’aux environs de neuf ans, il y a un seuil à franchir. Je résume en très gros la situation au niveau des textes libres quotidiens. Au CP, l’enfant écrit essentiellement pour lui : de soi à soi. Au CE1, il en est au soi vers les autres. Au CE2, il s’agit de soi avec les autres : ils prennent en compte ses textes et lui s’intéresse aux leurs. Au CM, le voici dans le soi et le non-soi. Il peut porter maintenant un regard objectif sur ce qui lui est extérieur, c’est-à-dire sur le monde, surtout s’il a franchi correctement les étapes précédentes.
Pour moi, Freinet était, au double sens du mot, un maître de grande classe comme tentent à l’être d’ailleurs la plupart des hommes. Mais moi, je me sens différent parce que, par raison d’un incident de vie, je suis resté trente années avec les six à neuf ans. À mon avis, à ce niveau, il faut avoir la volonté ferme de développer les langages. (Tous les départs avant neuf ans). Et si le travail ne se fait pas à ce moment-là, après, il sera sans doute trop tard. Grâce aux conditions qui étaient les miennes, j’ai pu travailler à une sorte de recherche fondamentale. Mais comme j’étais un homme chez les petits, je me suis souvent senti à l’écart... et même hérétique quand je n’ai pas hésité à me donner des libertés pour mieux travailler. J’ai surtout bénéficié du soutien d’Élise Freinet qui se souciait beaucoup d’expression et de créativité. Cependant, Freinet publiait mes documents. Et il m’avait même confié la rubrique de la part du maître qu’Élise ne voulait plus tenir dans l’Éducateur.
À l’occasion de la publication du troisième cahier de Rémi, Freinet qui avait d’ailleurs déjà écrit : « Jusqu’à huit ans, l’enfant fait le tour de sa maison » avait continué dans ce sens :
« Tes observations concernant le contenu des textes est très conforme à ce que j’ai pu écrire. Avant de raconter son milieu ou de le décrire, l’enfant a besoin de se reconnaître, de s’affirmer. Et en somme, ses textes de rêveries, ses contes, ses poésies se présentent alors comme l’essentiel pour lui. » (Lettre du 2 juillet 1966)
Le seuil semble se situer entre huit et neuf ans. Mais les choses ne sont pas nettement tranchées, c’est variable suivant les individus. Il est clair que, dans le CE2 de la classe de cycle 3 de Pierrick, Lancelot, Anouk, Hugo, Clément ont déjà franchi le seuil de la disponibilité au monde, Faatema est dans le passage. Mais Inès, Soufyan et Mathilde sont encore en deçà. Et Pierrick a bien raison de les laisser parfois se détacher du groupe pour travailler à leurs langages.
Si ce seuil existe vraiment, nous devrions en tirer les conséquences.
Il y aurait donc deux fonctions enseignantes au primaire. Parce que c’est par là que l’on débute, tous les maîtres des six-neuf ans devraient se co-former pour aider les enfants à franchir au mieux les étapes successives. Ils devraient en particulier se débarrasser de tout ce qui fait obstacle aux développements parce que ce n’est pas en phase avec la réalité des êtres : correspondance, journal, conseil, travaux pour l’extérieur tendant à prouver qu’on est sérieux, qu’on travaille, présentations, conférences, batterie de cahiers, fichiers nombreux... Ne pas hésiter à contre-tricher sur les évaluations parce que la société triche ; elle ne s’intéresse qu’à la seule forme alors qu’au niveau des enfants, c’est le fond qui manque le moins. Elle insiste sur la lecture de façon à ce que l’enfant se nourrisse de la pensée des autres, alors que c’est sa propre pensée qu’il faudrait d’abord l’aider à échafauder. À ce niveau, ce n’est pas tellement la lecture qui est importante, c’est l’écriture. Elle permet d’ailleurs d’accélérer la maîtrise de la lecture et de l’orthographe.
Si on est conscient de l’existence de ces deux temps de l’école primaire, il suffira de regarder autour de soi pour chercher à éliminer le superflu et le tue-temps. Pas une minute à perdre, le champ des langages est trop vaste pour qu’on se permette de bricoler le temps. Évidemment, il faut s’efforcer d’avoir l’air normal, mais ne pas oublier de se soucier souterrainement de prendre ses responsabilités vis-à-vis des enfants afin d’essayer de leur ouvrir une meilleure trajectoire de vie.
Mais comment pourrait-on me croire ? Évidemment, c’est à chacun de se convaincre. Mais il doit disposer d’informations en ayant accès, par exemple, aux documents saisissants qui existent déjà. Comme ma femme et moi, nous avons travaillé en dehors de tout souci de consommation pendant plus de trente années dans un CP-CE1-CE2, nous avons pu savoir combien les enfants ont de surprenantes capacités. Leur créativité est d’ordre atomique. (Heureusement l’école est là pour l’empêcher de se manifester.) J’ai pu vérifier récemment que, sur le fond, les enfants n’ont pas changé. Et je travaillerai positivement avec ceux d’aujourd’hui exactement de la même façon qu’il y a quarante ans.
Qu’est-ce que quarante années ? Il en faut à peu près trente pour qu’une idée mûrisse. Nous ferons le point sur cette idée des deux temps scolaires en 2034. Pour l’instant, c’est rassurant, il y a au moins une personne qui peut m’entendre.
Paul Le Bohec
doyen de la faculté Freinet
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°138, Janvier 2005, p.27-28